Carlos Reis et les figures de la fiction

Cet entretien porte sur l’œuvre de Carlos Reis et sur sa contribution à la théorie du récit. Nous y aborderons notamment l’ouvrage qu’il a récemment dirigé avec Sara Grünhagen, Characters and Figures. Conceptual and Critical Approaches (Coimbra, Almedina, 2021) ainsi de son Dicionário de narratologia (Coimbra, Almedina 2011, avec Ana Cristina M. Lopes). Carlos Reis est professeur de littérature portugaise et de théorie littéraire à l'université de Coimbra, où il a obtenu son diplôme et son doctorat. Il a été directeur de la Bibliothèque nationale (1998-2002) et recteur de l'Université Aberta (2006-2011). Il a été professeur invité dans des universités brésiliennes, nord-américaines et espagnoles. Il est coordinateur de l'édition critique des œuvres d'Eça de Queirós (Imprensa Nacional-Casa da Moeda ; 21 volumes déjà parus) et de l’Histoire critique de la littérature portugaise (Verbo ; 9 volumes). Il est également le créateur du projet Figuras da ficção (figures de la fiction). L'objectif principal de ce projet est d'étudier le personnage de fiction en tant que catégorie du discours littéraire et des récits de fiction. Cette étude se construit en tenant compte de plusieurs critères d'approche et de paramètres d'existence du personnage de fiction. De manière dérivée, le projet envisage aussi les relations translittéraires, en tenant compte de l'existence du personnage dans d'autres discours, à savoir les discours non littéraires. A terme, le projet Figuras da Ficção vise à l'élaboration d'un dictionnaire des personnages de la fiction portugaise.

Raphaël Baroni (RB) : Cher Carlos Reis, avant de parler de vos travaux dans le champ de la narratologie, j’aimerais évoquer avec vous la spécificité de la tradition portugaise vis-à-vis de cette discipline de recherche. Il me semble en effet que la culture lusophone est, ou a été, très francophile. Est-ce que vous pensez que cela a pu influencer la manière dont les théories développées par Genette, Todorov, Greimas ou Barthes ont été reçues ? Ces travaux structuralistes ont-ils été traduits rapidement ? Ont-ils eu un impact important sur la recherche au Portugal et au Brésil ?

Carlos Reis (CR) : J'appartiens à une génération (peut-être la dernière…) fortement marquée par la culture et la langue françaises. C'est pourquoi, l'arrivée au Portugal du structuralisme d'origine française dans les années 60 et 70 a été une révélation et un facteur décisif de formation universitaire. Il était urgent (et pas seulement au Portugal) de dépasser l'histoire littéraire et tout ce qui nous éloignait du texte et d'une vision (aujourd'hui considérée excessive) immanentiste de l'étude de la littérature. Je me souviens bien de l'importance qu'a eue pour moi, parmi tant d'autres, un essai qui a été comme une révélation : "Pourquoi la nouvelle critique ?" de Serge Doubrovsky. Mais le nom qui pour moi constituait une référence que j'ai toujours présente était Gérard Genette, que je considère comme un véritable maître à penser. Celui-ci et plusieurs autres ont alors été traduits, tant au Portugal qu'au Brésil.

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Perec intus et in cute : Dialogue entre Maxime Decout et Claude Burgelin

Claude Burgelin a été professeur de littérature française à l’université Lyon 2 – Lumière. Il est spécialiste de l’autobiographie et de l’œuvre de Georges Perec à laquelle il a consacré, outre de très nombreux articles, des essais de premier plan. Il est, entre autres, l’auteur de Georges Perec (Seuil, « Les contemporains », 1988, rééd. 2002), Les Parties de dominos chez monsieur Lefèvre. Perec avec Freud, Perec contre Freud (Circé, 1996, rééd. 2002), Les Mal-Nommés (Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2012), l’Album Georges Perec (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2017). Il a co-dirigé le Cahier de l’Herne consacré à Georges Perec en 2016 et préfacé de nombreux textes posthumes de Perec comme L.G., une aventure des années 60 (1992), Le Condottière (2012) ou L’Attentat de Sarajevo (2016).

Maxime Decout : Ton nouveau livre sur Perec est publié dans la collection « Biographies nrf Gallimard » mais il ne se présente pas comme une biographie au sens classique du terme. Il s’agit plutôt d’un essai dans lequel l’œuvre littéraire est placée au centre et c’est autour d’elle que les éléments biographiques s’organisent. Peux-tu nous expliquer pourquoi ?

Claude Burgelin : Tout simplement parce que telle était la commande. Le directeur de la collection des biographies chez Gallimard m’avait proposé la rédaction d’un essai biographique. Ce qui me convenait. Une biographie, il y en avait une, celle rédigée par David Bellos, très riche en informations de cet ordre. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment chaque œuvre relançait chez Perec une question existentielle : « J’écris pour vivre et je vis pour écrire. » Je ne pouvais donc qu’essayer d’accompagner cette interaction constante de l’œuvre et de la vie. Lire la suite...

Remotiver l’étude des textes littéraires : entretien avec Hans Färnlöf

Entretien autour de l’ouvrage La Motivation littéraire de Hans Färnlöf, publié aux éditions Classiques Garnier en 2022. Hans Färnlöf est professeur de littérature française dans le département d’études romanes et classiques de l’Université de Stockholm. L’ouvrage est également disponible en accès libre sur le site de l’éditeur grâce au soutien de la fondation Olle Engkvist stiftelse.

Raphaël Baroni : En préambule de notre discussion, est-ce que vous pourriez expliquer dans les grandes lignes, pour les lecteurs qui n’auraient pas encore lu votre ouvrage, à quoi renvoie la notion de motivation littéraire.

Hans Färnlöf : C’est une notion introduite par les formalistes russes pour cerner le phénomène de la justification narrative de tel ou tel élément entrant dans la composition d’une œuvre littéraire. En termes simples, elle désigne comment un ou plusieurs éléments textuels motivent, justifient, expliquent, préparent, rendent possible l’intégration d’un ou plusieurs autres éléments textuels dans le récit. À cela, il faut ajouter que les formalistes distinguaient un double emploi de la motivation : en effet, la causalité opérante dans l’histoire (la « motivation commune ») est pour eux forcément soumise à un objectif qui prévaut dans la composition du récit (la « motivation artistique »). Par exemple, dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Passepartout joue un double rôle motivant : dans l’histoire, il s’égare occasionnellement en raison de sa personnalité, et dans une perspective métapoétique, Jules Verne exploite cette personnalité afin de créer des effets de lecture (curiosité, suspense, insertion de passages didactiques, etc.). Lire la suite

Sylvie patron : Le narrateur

Le concept de narrateur est un des concepts essentiels de la théorie narrative, au sens où il concentre un haut degré d’abstraction, une riche signification historique et une forte résonance contemporaine. Cependant, il faut bien voir qu’une partie de son importance actuelle est liée aux problèmes qu’il soulève et aux controverses qu’il suscite (voir Patron, 2016 [2009], 2015, 2019, Patron, éd., 2020 et 2022).

Dans les dernières années, les controverses suscitées par le concept de narrateur ont pris la forme de l’opposition entre la théorie pan-narratoriale (selon le terme de Tilmann Köppe et Jan Stühring) et la ou les théories du narrateur optionnel. En bref, la théorie pan-narratoriale est la théorie de l’existence d’un narrateur fictionnel dans tous les récits de fiction. Les théories du narrateur optionnel contestent la validité de cette affirmation en s’appuyant sur différents arguments (voir Patron, éd., 2020 et 2022). Lire la suite

Frank Wagner : Impossible n’est pas fictionnel

Dans le monde réel, un locuteur humain, s’il entend du moins produire une assertion sérieuse sur le double plan logique et pragmatique, donc comme telle recevable, ne peut pas, au sens littéral de l’expression, dire « Je suis mort ». Pourtant, en régime fictionnel, on sait que cette impossibilité tombe, comme l’attestent « La vérité sur le cas de M. Valdemar » d’Edgar Allan Poe, ou les Mémoires posthumes de Brás Cubas  de Machado de Assis, entre autres exemples. La fiction « autothanatographique » constitue certes un cas particulier, au côté de nombre d’autres phénomènes – animaux parlants, objets dérogeant aux lois de la physique, paradoxes temporels et/ou logiques, configurations narratives tératologiques, etc. -, qui mériteraient également d’être pris en considération ; et le seront, en temps et en heure. Mais l’exemple du narrateur mort n’en contribue pas moins à porter d’emblée un éclairage utile sur la question de l’impossibilité dans le domaine de la fiction, où bien des limitations en vigueur dans l’univers réel ne sont pas reconductibles. Du moins est-ce ce que je souhaiterais établir ici. Lire la suite

Ce que Mai 68 a fait à la littérature : entretien avec Nelly Wolf et Matthieu Rémy

Alexandre Prstojevic : Avec Matthieu Rémy, vous avez publié, auxPresses universitaires du Septentrion, Ce que Mai 68 a fait à la littérature. Cet ouvrage, de très haute tenue intellectuelle, réunissant douze auteurs de renom, est issu d’un colloque organisé à Nancy en 2018. Quelles raisons, à part celle – évidente – du calendrier, vous ont incité à réfléchir sur la prégnance littéraire de Mai 68 ?

Nelly Wolf, Matthieu Rémy : Nous avions le sentiment que l’influence de Mai 68 sur la littérature n’avait été jaugée que partiellement au sortir de l’événement puis abandonnée au titre d’une légende – au sens étymologique du terme – selon laquelle il y avait eu « un grand trou » en littérature avant l’arrivée d’Olivier Rolin, que Pierre Michon voit comme le pionnier d’un renouveau en la matière dans un texte intitulé « Sortie d’Egypte ». Les sciences sociales – en particulier les sciences historiques – avaient avancé dans ce domaine et offraient un nouvel éclairage sur la production littéraire après Mai 68, prise dans une histoire culturelle plus large. En revenant aux auteurs et aux livres publiés de 1969 jusqu’au début des années 1980, nous avons constaté que Mai 68 n’avait abouti à aucun abandon de l’outil littéraire et avait probablement démocratisé son usage. Il nous semblait donc intéressant de participer pour notre faible part à un effort scientifique de réélaboration de l’histoire littéraire des années 70, en mettant de côté les croyances et les affects. Lire la suite

Pouvoirs de la fiction : entretien avec Vincent Jouve

Avec Pouvoirs de la fiction : Pourquoi aime-t-on les histoires ?, Vincent Jouve mène l’enquête dans le champ herméneutique afin de déceler les indices responsables de notre attrait neurocogntif pour les scénarii imaginaires. Dans un ouvrage d’une grande clarté didactique et qui n’est pas dénué d’humour, il brosse les grands traits du cadre théorique des éléments responsables de notre engouement pour le récit fictionnel, avant d’illustrer son propos avec une mise en application de ses principes sur les textes d’Émile Zola, de Marcel Proust et de Marguerite Duras.

Jean-François Vernay : De quand date ce projet ? Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux pouvoirs de la fiction ? Pouvez-vous contextualiser cet ouvrage dans votre parcours éditorial et dans le champ de la critique littéraire francophone ?

Vincent Jouve : J’ai commencé à travailler à cet essai, il y a à peu près cinq ans. Comme beaucoup d’universitaires formés à la poétique et à la narratologie, j’ai longtemps été mal à l’aise avec la notion de « fiction », que chacun comprend intuitivement mais qu’il n’est pas si facile de définir. Lire la suite

Alexandre Prstojevic :
La conquête du vide. Une histoire de l'antiréférence dans la littérature et les sciences humaines 1945-2000

De la rencontre new-yorkaise entre Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss (années 1940) marquant le début de l’aventure structurale jusqu’aux derniers travaux des postmodernes nord-américains (années 1990) en passant par le Nouveau Roman, le textualisme de Philippe Sollers et l’œuvre de Roland Barthes, la culture occidentale fut soumise à ce qu’il faut bien nommer le diktat de l’antiréférence. L’idée que l’art n’avait rien en commun avec la vie, que la littérature ne parlait que de la littérature, que l’humanisme européen avait vécu et que le réel était une chimère, en tout cas, un concept discutable, cette violente contestation de tous les principes sur lesquels avait reposé jusqu’alors la civilisation du Vieux Continent conduisit in fine à l’affaissement – sinon à la disparition – de l’idéal de la connaissance objective et de la vérité. L’histoire de l’antiréférence, c’est l’histoire de cette mort annoncée. Du rôle que l’art de l’avant-garde et le rêve de la révolution prolétarienne y jouèrent. Du curieux mélange de science et de poésie qui fut son moteur et qui, à la place du vrai et du concret, installa l’opinion et l’indéterminé. L’histoire de l’antiréférence c’est aussi, d’une certaine manière, celle de la haine de soi qui nous a menés là où nous en sommes aujourd’hui. Lire la suite

Ariane Santerre : La littérature inouïe (entretien)

Alexandre Prstojevic : Vous publiez aux Presses universitaires de Rennes, La Littérature inouïe, essai ambitieux portant sur les témoignages des camps dans l’après-guerre. Je souhaiterais commencer notre entretien par une question d’apparence anodine, mais importante pour qui connaît les travaux sur la littérature de la Shoah : quels motifs vous ont conduit à étudier les années quarante, période essentielle pour l’histoire de cette littérature, mais qui fut à un moment « délaissée » par les chercheurs ? Une autre question s’impose immédiatement : pour quelles raisons avez-vous pris la décision de travailler sur un corpus « composite » incluant, aux côtés des « classiques » de la littérature testimoniale ( L’Univers concentrationnaire de David Rousset, Si c’est un homme de Primo Levi), des textes beaucoup moins connus ?

Ariane Santerre : Dans les années de l’immédiat après-guerre, alors que les rescapés obéissent à la pression d’une incontrôlable pulsion de raconter, les témoignages écrits fusent de partout, mais presque personne ne les lit, presque personne n’y fait écho. L’ouverture du public aux témoignages ne s’effectuera qu’à partir des années 1960, moment crucial causé notamment par le procès Eichmann à Jérusalem en 1961. Les procès – et surtout leur médiatisation, ne l’oublions pas – ont été un catalyseur important de nouveaux témoignages oraux et écrits, ainsi que d’un intérêt collectif pour ces histoires personnelles. Lire la suite...

Cohabiter la fiction : entretien avec Aurélien Maignant

Cohabiter la fiction d’Aurélien Maignant est un court essai percutant qui entend repenser notre rapport à la lecture (en abordant ses phénomènes sous-jacents comme l’attention, l’absorption, l’adhésion, l’immersion, l’identification, l’attachement, l’imagination morale, ou l’incorporation de la valeur cognitive) et la manière dont on habite la fiction. Dans ces pages, il soutient « qu’aucune interprétation, au sens de discours ou de commentaire portant sur un récit de fiction, ne peut s’émanciper de l’expérience de lecture ordinaire, soit d’une attitude d’imagination active d’un monde auquel on fait semblant de croire. » Lire la suite

Eloge du mauvais lecteur: entretien avec Maxime Decout

Frank Wagner: Cher Maxime Decout, même si vous n'avez jamais occulté les liens unissant pôles artistique et esthétique - il s'en faut de beaucoup -, vos trois précédents essais parus dans la collection "Paradoxe" des Editions de Minuit, respectivement consacrés à la mauvaise foi, à l'imitation et à l'imposture, s'inscrivaient plutôt toutefois dans le cadre de réflexions sur l'écriture. Lire la suite

Frank Wagner : Note sur la paralepse et ses usages contemporains

Les procédés dont use le narrateur du récit fictionnel pour réguler le volume d’informations porté à la connaissance des lecteurs ont de longue date retenu l’attention des narratologues. Parmi ces nombreuses tentatives de formalisation, à l’enseigne du « mode »,  la typologie des formules focales élaborée par Gérard Genette est désormais notoire.
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la critique comme littÉrature : ENTRETIEN AVEC Florian Pennanech

Frank Wagner : Cher Florian Pennanech, comme son titre l’indique, votre dernier ouvrage en date, Poétique de la critique littéraire, consiste en une… théorie générale de la critique littéraire. Vous serait-il possible de préciser quelles étapes vous ont progressivement (j’imagine) conduit à élaborer un projet aussi ambitieux ?

Florian Pennanech : Cher Frank Wagner, vous me demandez de me livrer à un exercice de commentaire à propos de mon propre livre, autrement dit de produire un autométatexte, en commençant, comme de juste, par la genèse, autrement dit en m’incitant à un récit génétique. J’ai cru pouvoir distinguer trois sortes de récits à l’intérieur de ce micro-genre : le récit hétérogénétique (engendrement du texte à partir d’autre chose), homogénétique (engendrement du texte à partir d’un texte), le récit autogénétique (engendrement du texte par lui-même). Le récit hétérogénétique, auquel nous nous cantonnerons pour le moment, fait apparaître en général une série de motifs, plus ou moins stéréotypés, plus ou moins mythiques, associés à la création. Suite...

Chateaubriand savait-il nager ?

Chateaubriand savait-il nager ? On entendra par là : nager vraiment, littéralement, donc au sens du dictionnaire ( "Se soutenir et avancer à la surface de l'eau, se mouvoir sur ou dans l'eau par des mouvements appropriés", Petit Robert) ? Drôle de question, me dira-t-on. René n'est-il pas de Saint-Malo ? N'a-t-il pas, enfant, joué dans la mer ? L'océan n'est-il pas en quelque sorte son élément naturel ? Certes oui. Mais faire trempette dans les vagues n'est pas encore faire preuve d'une réelle compétence sportive. Il faut ici prendre en compte une certaine habileté technique. Quant aux expériences du navigateur et du globe-trotter, pour le problème qui nous intéresse, elles ne prouvent rien. Les vrais marins ne savent pas nager et jugent inutile l'apprentissage de la natation. Ils craignent l'eau dont ils connaissent les dangers. Ce sont eux-mêmes qui le disent. Lire la suite



Le Vestiaire de Chateaubriand : entretien avec Franc Schuerewegen

Frank Wagner : Cher Franc, le titre de votre dernier ouvrage en date, Le Vestiaire de Chateaubriand, si on l’analyse d’après les catégories poétologiques naguère forgées par Gérard Genette - à qui vous rendez d’ailleurs vous-même hommage en introduction -, peut être défini comme à la fois « thématique » et rhématique ». À l’intention de vos futurs lecteurs et futures lectrices, vous serait-il possible de préciser ce qu’il recouvre ?

Franc Schuerewegen : Cher Frank, vous m’interrogez sur mon titre, sachez que j’ai beaucoup hésité avant de choisir celui-ci. Puisque nous sommes chez Chateaubriand et que l’œuvre parle beaucoup de la mort – elle est aussi un hymne à la vie, nous y reviendrons –, j’avais d’abord pensé à Leçons d’immortalité, avec Chateaubriand en sous-titre. Une autre idée, dans le même genre, était de pasticher les titres de manuel de « vie pratique » : Comment devenir immortel en lisant Chateaubriand ? Mais après, entre autres, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? et Comment améliorer les œuvres ratées ?, cela n’était pas très original, et puisqu’il fallait ajouter dans tous les cas le nom de l’écrivain, il y avait un problème de longueur.
Alors j’ai opté pour l’image du vestiaire en rappelant la définition que donne Laroussede ce mot : « 1° Lieu où on serre les habits dans une communauté, 2° pièce où les membres d’une assemblée politique, d’un tribunal, revêtent et déposent leur costume, 3° endroit où l’on dépose certains vêtements et quelques accessoires que l’on ne porte que lorsqu’on est dehors. Déposer son manteau, son parapluie, sa canne au vestiaire ». Il m’a semblé que l’idée d’un essai critique conçu selon le principe du vêtement que l’on dépose ou reprend pouvait fonctionner. On vous explique, je vous explique, comment, en lisant ses livres, vous pouvez habiller l’écrivain. Lire la suite

 

pouvoirs de l'imposture : entretien avec Maxime Decout

Frank Wagner : Maxime Decout, vous le signalez vous-même (p. 14, note 7), votre nouvel essai compose en quelque sorte le troisième volet d’un « triptyque », après En toute mauvaise foi (Minuit, 2015, « Paradoxe ») et Qui a peur de l’imitation ? (Minuit, 2017, « Paradoxe »). Vous serait-il possible de préciser quelque peu les liens qui unissent ces trois livres, afin par là même de présenter le projet et la genèse de Pouvoirs de l’imposture ?

Maxime Decout : J’ai le sentiment que ces trois ouvrages procèdent d’une inspiration commune et je vois plusieurs raisons à leur regroupement sous la forme d’un « triptyque » qui n’est peut-être pas encore achevé – si l’on veut bien accepter l’idée d’un triptyque en plus de trois volets. À un premier niveau d’analyse, on peut dire que le point commun de ces trois textes est de se pencher sur des logiques paradoxales qui déstabilisent notre pensée cartésienne et qui singularisent la littérature dans le champ des sciences humaines, en ce qu’elle seule est capable non seulement de les héberger mais surtout de nous les faire expérimenter. La mauvaise foi permet d’appréhender la littérature hors d’une opposition tranchée entre mensonge et vérité, quand on la conçoit comme ce qui fait être ce qui n’est pas et ne pas être ce qui est, ce qui réunit donc des états antagonistes et théoriquement inconciliables. Lire la suite

 

Sylvie Patron : Deux livres sur la représentation de la conscience dans le récit. Essai de narratologie comparée

Deux livres sur la représentation de la conscience dans le récit ont été publiés récemment aux États-Unis et aux Pays-Bas (dans une collection dédiée à la langue et à la littérature françaises). Leur lecture successive constitue une expérience intéressante, car les divergences sont nombreuses et soulèvent des questions importantes, concernant notamment les relations entre la narratologie ou la théorie narrative et l’histoire. Le présent essai a pour but d’approfondir cette expérience et de proposer une analyse comparative de ces deux ouvrages : The Emergence of Mind : Representations of Consciousness in Narrative Discourse in English, dirigé par David Herman (2011) et La Représentation de la vie psychique dans les récits factuels et fictionnels de l’époque classique, codirigé par Marc Hersant et Catherine Ramond (2015). Lire la suite

Fait et fiction : entretien entre Thomas Pavel et Françoise lavocat

Thomas Pavel : Pourquoi avez-vous choisi la réflexion sur les mondes possibles et sur la différence entre fait et fiction comme points de départ pour votre étude de la fiction ?    

Françoise Lavocat : Pour répondre à cette question, il faut remonter un peu loin, à l’époque où j’étais en train de publier ma thèse de doctorat, qui portait sur le roman pastoral. L’étude de l’Arcadie, qui est bien, par excellence, un monde inventé, m’avait déjà conduite à envisager la fiction comme un monde, un pays. Un soir dont je m’en souviens très bien, en février 1996, je me suis mise à lire Univers de la fiction, qu’un philosophe analytique m’avait conseillé.  Je lis, dès la première page – qui évoque Mr Pickwick– qu’on a le droit d’aimer les personnages. Avec cette autorisation, dix ans de structuralisme s’effondrent tout d’un coup. En khâgne, j’avais appris que les personnages étaient de papier et qu’il était vraiment naïf de les envisager d’une autre façon. Je lis dans le livre de Thomas Pavel qu’on a le droit d’être naïf. Cependant, passée la première page, le livre m’a aussi paru difficile. Y étaient discutées les thèses de Kripke, de Donnellan, de Putnam dont je n’avais jamais entendu parler. La notion de mondes possibles était relativisée, alors que je ne savais pas de quoi il s’agissait. Lire la suite

plasticitE du rEcit : de la transmodalisation à l’intermEdialitE

La narratologie d’inspiration structuraliste peut-elle, aujourd’hui encore, nous aider à mieux cerner les contours de l’intermédialité - comme, subsidiairement, à clarifier les rapports de cette notion à celle de narrativité ? À une telle question, qui répondrait par l’affirmative courrait le risque, tout d’abord d’enfoncer une porte ouverte, ensuite et par là même de mener un combat d’arrière-garde, enfin et peut-être surtout de pécher par excès d’optimisme et/ou de naïveté. En pleine conscience des dangers encourus, tel sera pourtant mon parti pris. Lire la suite

Emmanuel Bouju: fragments d'un discours theorique. nouveaux elements de lexique litteraire

Ce volume a pour origine le projet de réunir une série d’articles inspirés, à plus ou moins de distance, des conférences prononcées par des chercheurs renommés dans le cadre d’un cycle intitulé « Représentation de la littérature : vocabulaires et modèles », au sein des activités du Groupe phi (Groupe de poétique historique et comparée, CELLAM), depuis sa création à la veille de notre siècle. Plutôt que de reprendre simplement le texte de ces conférences, pour certaines déjà anciennes, j’ai préféré demander à chaque auteur de proposer des pistes inédites de réflexion en matière de théorie de la littérature, à partir du choix d’un élément de vocabulaire, éprouvé ou inventé. Comme échappés d’un dictionnaire de théorie littéraire qui n’existerait pas encore, ces articles contribueraient ainsi à ouvrir des pistes nouvelles, ou au moins permettraient de mieux arpenter celles qui existent déjà.
     Le principe est clair, mais il nous laisse dans une certaine incertitude quant à la définition même de l’objet textuel auquel il aboutit : parlera-t-on d’un vocabulaire, d’un glossaire, d’un lexique, d’une terminologie, d’un dictionnaire, d’une encyclopédie ? Lire la suite

Philippe Daros: Le postmoderne comme dissolution de l'œuvre

Il s'agit, ici, d'une tentative : celle de porter un autre regard sur le concept (?), la notion, disons le qualificatif (substantif, adjectif) de "postmoderne" dans ses expressions esthétiques. Chacun le sait : la plupart des discours herméneutiques sur le terme de postmodernité (terme qu'il convient de dissocier clairement de celui de "postmodernisme) en cherchent l'archéologie dans une remise en cause de l'histoire comme héritage des téléologies, des eschatologies du XIXème siècle et plus encore, mais dans le même ordre de raisons, en lient le développement généalogique à l'obsolescence des récits unifiant, totalisant de l'aventure humaine et de la notion de progrès qui les sous-tendaient, diversement d'ailleurs depuis plusieurs siècles dans l'Europe "humaniste", "tendant vers les Lumières". Aucune de ces considérations ne me semble infondée, mais il est peut-être un ordre de raisons, plus extérieur à l'évolution du rapport critique que nous entretenons avec l'Histoire, un ordre de raisons lié à une évolution importante -en pratique une déconstruction- des poétiques postmodernistes1 depuis quelques décennies et, tout particulièrement en littérature, de celles définissant l'œuvre mais aussi la "figure de l'auteur" en des termes, peu ou prou, ontologiques (fût-ce d'ailleurs en termes d'ontologie "négative"). Lire la suite

 

RETROUVER L'ÉMOTION DANS LES ÉTUDES LITTÉRAIRES : Entretien avec Jean-FranÇois Vernay

Raphaël Baroni : Dans votre dernier ouvrage, vous faites le constat d’une double évolution. D’un côté, l’institution scolaire redécouvre l’importance d’accorder une place aux émotions dans l’enseignement de la littérature, en partie dans le but de remotiver l’intérêt des élèves pour des objets qui ont perdu leur statut dominant dans la culture contemporaine. D’un autre côté, vous évoquez les récentes avancées dans le domaine des neurosciences, qui soulignent de plus en plus la profonde intrication entre cognition et affects, alors que la tradition philosophique les a longtemps opposés. Pourriez-vous nous expliquer la manière par laquelle vous avez été amené à rapprocher ces deux champs de réflexion qui ont généralement tendance à s’ignorer ?

Jean-François Vernay : Depuis ces dix dernières années notamment, un bon nombre de théoriciens s’interrogeant sur l’utilité de la littérature a cherché à faire débat et à analyser l’étrange désaffection qui frappe le fait littéraire. Voyez par exemple les ouvrages de Dominique Maingueneau, Contre Saint-Proust. La fin de la Littérature (Belin, 2006), de Tzvetan Todorov, La Littérature en péril (Flammarion, 2007), d’Antoine Compagnon La littérature pour quoi faire ? (Fayard / Collège de France, 2007), d’Yves Citton, L’avenir des humanités. Economie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ? (La Découverte, 2010), de Vincent Jouve, Pourquoi étudier la littérature ? (Armand Colin, 2010), et plus récemment celui de Jean-Marie Schaeffer, Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ? (Thierry Marchaisse, 2011). Ce dernier, note que « les œuvres littéraires, sous toutes leurs formes, sont elles-mêmes un formidable moyen de développement cognitif, émotif, éthique » (25). On ne pourrait être plus juste sur le potentiel que peut offrir la littérature, même si l’on n’a aucune peine à imaginer qu’un savoir produit gratia sui ne représenterait que peu d’attrait dans un monde épris de valeurs mercantiles, aux prises avec les affres de conjonctures économiques incertaines. Lire la suite

 

La lecture, les formes et la vie : Entretien avec Marielle Mace

Marielle Macé, dans votre dernier ouvrage, vous abordez la lecture littéraire sous un angle original, que l’on pourrait apparenter à une sorte de «stylistique existentielle». Ce rapport entre façons de lire et manières d’être (dont je pense qu’il est important de souligner le pluriel) a notamment pour enjeu de retisser des liens entre l’expérience esthétique et la vie, dans la plus large extension que ce terme peut avoir.

Marielle Macé (MM) : En effet j’ai essayé d’aborder dans cette recherche la lecture, ou le rapport aux œuvres, à travers une hypothèse plus vaste: celle d’une stylistique de l’existence. Une «stylistique de l’existence», c’est-à-dire une stylistique élargie à la vie elle-même, autrement dit une attention aux formalités du vivre, à tout ce qu’il entre de formes (de rythmes, de gestes, de manières de faire ou de dire…, bref, de «comment») dans nos pratiques. Je différencie fortement cette stylistique de l’existence d’une «esthétique de l’existence», qui, elle, viserait la façon dont les sujets embellissent leur propre vie, se traitent comme des œuvres d’art, concertent leurs apparences, choisissent leur identité, espèrent une «vie en beau», comme le disait avec violence et ressentiment le vitrier de Baudelaire (la clarification de cette différence est d’ailleurs le point de départ de l’essai que je prépare actuellement). De ce point de vue, le pluriel des «manières d’être» est en effet très important; il indique que l’on peut être attentif à toutes les formes, à tous les «tours» que prend la vie, et pas seulement aux formes prisées, reconnues, valorisées. Lire la suite

 

johanne Villeneuve : LE SORT DES «BOURREAUX» ET L'HISTOIRE CONTREFACTUELLE (TARENTINO ET KLIMOV)   

L’intérêt suscité, depuis un demi siècle, par les littératures du témoignage et les diverses médiations audiovisuelles des témoins d’événements historiques d’une rare violence, a normalisé dans la langue française l’usage du terme « bourreau » lorsqu’il s’agit d’en désigner les responsables autant que les exécutants. L’anglais privilégie le terme executioner, traduction du terme français « tortionnaire ». Parallèlement, le discours médiatique s’est emparé du terme « bourreau » pour qualifier les assassins, tortionnaires, batteurs de femmes et violeurs, dans les domaines, cette fois, des affaires judiciaires et de la presse à sensation. Pourtant, si l’on s’arrête à sa définition originale, ce terme a longtemps couvert un registre sémantique relativement étroit. Lire la suite


L’historien comme écrivain et comme témoin : entretien avec Ivan Jablonka

jablonkaIvan Jablonka est professeur d’histoire à l’Université Paris 13, rédacteur en chef de La Vie des idées et codirecteur avec Pierre Rosanvallon, de la collection La République des Idées (éditions du Seuil). Il a publié, aux Éditions du Seuil, en 2012, Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus, consacré au destin tragique de ses grands parents. Entretien…

Quand et comment avez-vous eu l’idée d’écrire ce livre ?
J’ai toujours su que mon père était orphelin. C’est pour cela que j’ai tenu à commencer le livre par une lettre d’enfant, à la fois naïve et triste. S’il n’y a pas vraiment de début à ma recherche, en revanche il y a une chronologie. Mes questionnements ont pris corps à partir d’un certain moment, sous la forme d’une enquête.

La chronologie est d’abord familiale. Je suis devenu père et, à l’évidence, il y a dans mon livre un aspect de transmission. Assez rapidement, mes filles ont observé que « papy n’avait pas de parents ». Je voulais répondre de manière compréhensible pour des enfants et avec autant d’informations que possible. Pour cela, il faut dominer son sujet. Or ce sujet, je ne le maîtrisais pas du tout. J’ai aujourd’hui le sentiment d’être inscrit dans une chaîne de générations.

Ensuite, la chronologie intellectuelle. Depuis les années 1980, nous vivons dans une société de mémoire. J’ai grandi – en tant que collégien et petit-fils de déportés – dans une société où l’on était invité à réfléchir sur les modes de souvenir et d’hommage dus aux victimes de la Shoah. Lire la suite

 

Frank Wagner : Les voix du post-exotisme (sont-elles impénétrables ?)

Dans l’œuvre post-exotique, à l’évidence, « ça parle ». Mais, tout lecteur en aura fait l’expérience, il n’en est pas moins extrêmement délicat de déterminer avec assurance qui parle, d’où, quand, voire à qui et de quoi. Brouillée, diffractée, frappée de soupçon, dans ces fictions, l’origine de la parole narrative pose à plus d’un titre problème, du moins au lecteur épris de rationalité, et par là même soucieux de clarifier le système vocal dont, en tant que destinataire, il est l’un des éléments constitutifs. Cependant, précisons d’emblée qu’il n’y a pas là matière à grief : dans le cadre de l’expérience de lecture littéraire, mixte de processus primaires et secondaires, si le besoin de sens du récepteur le voue à un effort de clarification, autant et sans doute davantage qu’elle ne se « décrypte », une voix s’écoute, voluptueusement. Lire la suite

 

Philippe Daros : Spaesamento ou "berlusconi" comme espace public

C’est en fin d’été qu’un narrateur revient à Palerme, la ville de son enfance, pour tenter une identification, une caractérisation de cette ville méditerranéenne quittée depuis de nombreuses années et dans laquelle il retourne irrégulièrement. Il y restera trois jours et emploiera chacun d'entre eux à effectuer le plus grand nombre possible d’observations, de « carottages » de la société palermitaine, métaphorisant ainsi la technique géologique de prélèvements expliquée par une émission de télévision vue, par hasard, le soir de son arrivée dans sa ville natale. Tous ces « carottages » : « prélèvements » phénoménologiques relatifs au comportement des gens à la plage, dans les bars du centre ville ou de la périphérie ; observations des activités municipales pour l’éradication des palmiers rongés par la maladie ; description du comportement d’enfants qui, depuis un balcon, « crachent » sur les passants ; transcription de dialogues dans les lieux publics, vont apparaître comme autant de « scènes » de la vie la plus quotidienne à la fin des années 2000. Chacune d’entre elles, se présente encore comme une « micro-anthropologie » du présent, singulière à plus d’un titre car elle fait de ce présent une stase qui ne s’oppose plus à aucun passé et ne préfigure, fut-ce contradictoirement, aucun avenir. Chaque « personnage » décrit, chaque situation, chaque dialogue, chaque commentaire se propose comme l’absolutisation d’un présent marqué à la fois par son vitalisme, son in-essentialité mais aussi le poids de son « être-là » comme manifestation d’un sens commun, ou mieux, d'un sens communautaire...  paradoxal. Lire la suite

 

FrÉDÉRIQUE TOUDOIRE-SURLAPIERRE : OUI / NON

Chère amie, je suis débordé, on me demande trop de choses, et trop de choses à la fois, je finis par dire oui, presque au hasard, pour qu’on me laisse en paix. (…) Lassé, je finis par penser de tout : pourquoi pas ?

Ce oui d’André Gide sonne comme un échec, c’est qu’il est vécu comme une incapacité à dire non, une capitulation aux sollicitations extérieures. Le non possède un coût, celui de la résistance, il est une « surdemande » selon le mot de Barthes, la conjonction d’une dépense et d’un excès (réel ou fantasmé) que la surenchère des sollicitations (lettres, téléphones, demandes, offres) rend sensible comme autant de demandes perçues comme des agressions presque physiques. S’il semble si difficile à Gide de ne pas répondre, c’est parce que ce non suppose une décision, celle de se retirer de la communauté littéraire. Le monde extérieur est ainsi perçu comme une agression à laquelle il ne peut complètement se dérober. Toutefois, le non n’est pas seulement le mot d’une solitude assumée quand le oui reproduirait un assentiment collectif. Mot de l’effet de la communauté sur les individus, le non se répand et prend de la valeur, jusque dans la littérature qui en fait un mot-clef, sinon son mot d’ordre, répartissant les tâches : à la lecture le pouvoir de dire oui, quand la (bonne) littérature est du côté du non. L’écrivain se trouve ainsi pris dans la posture obligée du non – au risque d’être pris pour un mauvais auteur. Lire la suite

 

Frank Wagner : Ceci n’est pas une autobiographie. (Un exemple d’autofiguration : les Romanesques d’Alain Robbe-Grillet II))

« […] est-ce vraiment une autobiographie ? » se demandait l’auteur (probablement pluriel) du texte de 4ème de couverture du Miroir qui revient. Pour détourner un slogan publicitaire naguère - ou déjà, jadis - populaire : de l’autobiographie, les Romanesques ont la couleur, l’odeur, la saveur, mais ne sont pas réellement de l’autobiographie ; tout au plus du Canada Dry d’autobiographie. Toutefois, l’intérêt de la trilogie provient précisément en grande partie de cette dialectique de l’accord et de l’écart, de la phase et du déphasage, avec cette forme canonique - dont il peut être utile de rappeler la définition qu’en propose Philippe Lejeune, à la croisée des trois paramètres fondamentaux que sont la forme du langage, le sujet traité et la situation de l’auteur : « […] nous appelons autobiographie le récit rétrospectif en prose que quelqu’un fait de sa propre existence, quand il met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. » Lire la suite

Le tombeau d'Œdipe, entretien avec William Marx

William Marx, vous êtes professeur de littérature comparée à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense et auteur de nombreux ouvrages consacrés à la littérature contemporaine, notamment : Naissance de la critique moderne (2002), L’Adieu à la littérature (2005), Vie du lettré (2009). Dans votre dernier livre, Le Tombeau d’Œdipe, paru aux Éditions de Minuit en 2012, vous quittez l’époque de la modernité, qui était votre principal domaine de recherche, pour vous intéresser à la tragédie grecque. Ce n’est pas la première fois que vous choisissez de changer d’époque ou d’angle de vue : si une logique naturelle semble conduire de l’œuvre d’Eliot et de Valéry (Naissance de la critique moderne) à la réflexion sur l’évolution de la littérature moderne (L’Adieu à  la littérature), le lien entre cette dernière et le questionnement qui constitue l’essentiel de Vie du lettré paraît moins évident.

Ce parcours scriptural révèle, me semble-t-il, au-delà d’une évidente liberté intellectuelle, un désir de jeu, peut-être aussi une volonté de prendre des risques. Comment choisissez-vous les sujets de vos livres ? Ne craignez-vous pas d’être critiqué précisément pour l’« inconstance » de vos « amours » ?

Il y aurait deux manières de répondre à cette question – et toutes les deux sont également justes (c’est déjà là ma tendance à vouloir tenir ensemble ce qu’on oppose habituellement). D’une part, même à l’époque du mariage pour tous, nul n’est encore obligé d’épouser son objet de recherche et de lui jurer fidélité pour le meilleur et pour le pire. J’admets bien volontiers l’accusation d’inconstance, quoique en préférant le terme plus fleuri et moins moralement connoté de papillonnage ou de butinage. C’est d’abord l’expression d’une incapacité, que j’avoue bien humblement, à creuser et approfondir le même thème au fil de plusieurs livres. Mes idées ne sont pas nombreuses, une par objet ou à peu près : une fois celle-ci exprimée, il vaut mieux pour moi passer à un autre objet plutôt que de revenir labourer le même sillon. Lire la suite

le mythe du grand silence, entretien avec F. Azouvi

François Azouvi, vous avez une œuvre considérable dans laquelle vous côtoyez notamment Descartes et Bergson. Comment votre réflexion à propos de la construction du savoir sur le génocide des Juifs s’inscrit-elle dans votre parcours de philosophe ? Dans Le Mythe du grand silence, vous procédez, comme dans vos ouvrages précédents bien que de manière différente, à une restitution du contexte intellectuel qui entoure les représentations que vous analysez. Est-ce en philosophe que vous vous êtes attelé à la remise en question de ce mythe ? Autrement dit, quels outils avez-vous engagé dans cette enquête ?

Il y a moins de différence entre mes précédents livres et celui-ci, qu'il n'y paraît. Ce qui m'intéresse, dans tous les cas, c'est la façon dont une oeuvre, une doctrine, ou, en l'occurrence, un événement, investissent une société, deviennent une représentation commune. Ce n'est pas à proprement parler de la philosophie, plutôt de l'histoire intellectuelle Lire la suite

Entre litterature et cinema : Entretien avec Jean Cleder

Frank Wagner : Que ce soit dans l’introduction ou la conclusion de votre ouvrage, ou encore dans le corps même de certains chapitres, vous insistez régulièrement sur la nécessité du « décentrement », du « décloisonnement », et situez clairement votre réflexion « à l’intersection des disciplines » (p. 204) « traditionnelles » que sont les études littéraires et les études cinématographiques. Pour inaugurer nos échanges, et avant que nous n’envisagions diverses implications d’une telle revendication d’« indisciplinarité » - pour peu que le mot d’Yves Citton vous paraisse applicable à votre démarche -  pourriez-vous revenir sur les raisons qui vous ont conduit à « désaxer [ainsi] la réflexion » (p. 203) ?

Jean Cléder : Je pourrais dire pour commencer qu’il s’agit d’une approche comparatiste : en rapprochant pour les comparer des objets qui sont rangés séparément dans notre culture (depuis la culture populaire jusqu’à la recherche universitaire), on aperçoit des processus (de construction du sens par exemple) qui demeurent invisibles séparément. Mon travail est donc d’abord un travail de décloisonnement et de dé-classement — qui constitue une première étape : à partir du moment où les objets sont dé-rangés et le cas échéant ré-assortis, on peut commencer à travailler. Pour prendre un exemple, les études cinématographiques négligent autant la production textuelle de Jean-Luc Godard (qui est considérable), que les composantes verbale et littéraire de son cinéma— limitant de facto l’intelligence de ses films : l’image de Jean-Luc Godard est fortement construite de mots, mais aussi par des processus de figuration d’inspiration verbale et littéraire, que lui-même a forgés en écrivant. Lire la suite...

Les fictions du possible: Entretien avec FranÇoise LAVOCAT

F. LavocatVoici le premier ouvrage de référence en français sur la théorie des mondes possibles appliquée à la littérature, dans une perspective diachronique large. Qu'est-ce qu'un monde de fiction ? Dans quelle mesure une théorie née dans le cadre des mathématiques, de la logique et de la sémantique peut-elle éclairer les rapports entre les mondes de la fiction, entre la fiction et le monde ? Que permet-elle de dire de l'influence de la fiction sur les croyances, et des usages existentiels et moraux qu'en font les lecteurs ? La théorie des mondes possibles est ici confrontée à des œuvres qui n'appartiennent pas toutes aux domaines traditionnellement envisagés comme mondes alternatifs. De Rabelais à Woody Allen, de Cervantès à Philip Roth, de Charles Perrault à Paul Valéry, la théorie des mondes possibles est mise à l'épreuve d'œuvres et d'époques pour lesquels elle n'avait pas été initialement pensée. Est ici proposée une histoire des mondes de la fiction qui prenne en compte leurs configurations référentielles, variables selon les genres, les cultures et les temps. Lire la suite...

Le schisme litteraire des temoignages de la Grande Guerre (FrÉDÉrik detue)

Je voudrais présenter dans cet article un résultat de ma recherche en thèse de doctorat, tel que je l’ai exposé en mars 2012 dans un colloque consacré à « Ce que le document fait à la littérature ». Ce résultat concerne en l’occurrence un type de document particulier, qui est le témoignage de crime de masse. Je soutiens en effet dans la thèse que l’art du témoignage crée un schisme littéraire au XXe siècle, et ce, dès l’époque de la Première Guerre mondiale.

Il me paraît important de problématiser cette idée avant de la développer, de façon à en éclaircir les enjeux ; le nœud du problème qu’elle pose étant évidemment le terme de « schisme ».

  1. Le constat sur lequel se fonde l’énoncé de cette idée, c’est que l’on assiste à un double avènement, avec la Première Guerre mondiale : l’avènement, avec la guerre en elle-même, avec la mort de masse dans des proportions jamais atteintes, de ce que Miguel Abensour appelle « la terreur moderne » ; et corrélativement, l’avènement, avec la masse de témoignages de cette guerre, d’un nouvel art d’écrire, ou d’un nouveau genre.

Quant à ce second avènement, il me paraît important de souligner qu’il est révélé magistralement par une publication de 1929 que le XXe siècle a ignorée presque entièrement et que l’on redécouvre heureusement depuis sa réédition en 1993 par les Presses universitaires de Nancy ; je parle ici du livre Témoins de Jean Norton Cru, présenté par l’auteur comme un « Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928 ». Lire la suite

Introduction À la mÉthode postextuelle : Entretien avec franc Schuerewegen

Frank Wagner : Franc Schuerewegen, la notice bio-bibliographique reproduite en tête de votre dernier ouvrage en date vous présente comme « théoricien littéraire, spécialiste de Balzac », et précise que vous avez « entamé une vita nuova de chercheur proustien ». Pourriez-vous quelque peu préciser les grandes étapes du parcours qui vous a conduit à l’« invention » de ce que vous nommez la « méthode postextuelle » ?

Franc Schuerewegen : Cher Frank, vous avez l’art de la première question juste et précise. J’ai été balzacien, en effet, j’ai même publié, comme auteur, deux livres sur Balzac. Le premier était ma thèse, le second, une sorte d’adieu à la Balzacie. Le second livre a été écrit à cause du premier. Je crois, en somme, que je suis fondamentalement, dans les choses intellectuelles, un nomade. Je sais bien que, dans la tradition universitaire française, on est spécialiste de « son » auteur et qu’on en est spécialiste pour la vie. J’entends encore dire – j’étais alors « jeune balzacien » – par une collègue bien plus âgée que moi, avec une fierté assumée, « cela fait vingt-cinq ans que je suis dans Balzac ». Cela m’avait presque choqué à l’époque. Comment peut-on se glorifier d’une monomanie ? Mon « parcours », comme vous dites, est différent. J’ai écrit sur Balzac, je viens de faire un livre sur Proust, j’ai publié des études sur Racine, Cazotte, Houellebecq, et bien d’autres écrivains. J’ai aussi fait un livre de littérature comparée, sur le téléphone, avec des chapitres sur Kafka, Joyce, Rilke, Mann (A distance de voix. Essai sur les machines à parler, 1994). En somme, la vita nuova est pour moi comme une règle déontologique : vous prendrez soin de ne jamais vous enfermer dans un auteur, de lire plusieurs auteurs, plusieurs textes, plusieurs traditions, plusieurs langues à la fois. La méthode postextuelle, comme je l’appelle, peut aussi être comprise dans ce contexte-là. Lire la suite.

frank wagner : Le moi qui revient (Un exemple d’autofiguration : les Romanesques d’Alain Robbe-Grillet (I))

« Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi… » Sous la plume d’Alain Robbe-Grillet, au début du Miroir qui revient, une telle formule avait tout pour surprendre, voire pour scandaliser - ce qu’elle ne manqua d’ailleurs pas de faire. D’aucuns y virent en effet l’indice d’une lâche palinodie puisque, à la faveur de cette assertion, préludant à un ouvrage en apparence autobiographique, du moins pour qui n’y regardait pas de trop près, le « pape » du « Nouveau Roman » paraissait brûler ce que naguère encore il avait adoré. Comme on pouvait s’y attendre, nombre de lecteurs et de critiques se montrèrent donc réticents face à l’idée paradoxale que celui qu’ils tenaient, sur la foi de ses propres déclarations, pour un autre chantre de la « mort de l’auteur », doublé d’un écrivain anti-expressif, anti-intentionnaliste et résolument formaliste, ait pu dès l’origine de son œuvre se prendre pour « sujet » de ses écrits. Et de tenir, par voie de conséquence, l’auteur des Gommes pour coupable d’une énième provocation… En la matière, qui avait tort, qui raison ? Il n’est pas certain qu’une telle question s’impose, tant la notion de « vérité » apparaît sujette à caution dans le domaine de l’activité critique ; mais je la retiendrai malgré tout, et me ferai volontiers, pour diverses raisons, l’avocat du diabolique Robbe-Grillet. Lire la suite...

Karl Zieger : Arthur Schnitzler et la France 1894-1938 : enquete sur une reception

Parmi les écrivains autrichiens qui ont marqué le tournant du XIXe au XXe siècle, Arthur Schnitler est aujourd'hui, en France, l'un des plus connus. Si une partie de son oeuvre a été traduite en français dès 1894, la réception de celle-ci par la critique et le public français a connu des hauts (les années 1925 à 1933, notamment, et depuis 1981) et des bas (les années 1914/1920 et 1940 à 1970). Cette réception a été surtout partielle, laissant de côté, jusqu'aux années 1980, le grand roman " viennois " (Der Weg ins Freie [Vienne au crépuscule]) et des grandes pièces à plusieurs actes (p ex Das weite Land [Terre étrangère]).

Pour mieux saisir les particularités de l'accueil fait à Schnitler en France, le présent livre propose une enquête fouillée sur les motivations et raisonnements des traducteurs, éditeurs et directeurs de théâtre. Il consacre d'abord une large place aux relations françaises de Schnitler, avant de dresser la chronologie des publications et des représentations et avant d'analyser sa réception critique.

Celle-ci permet de se faire une idée de l'image que la critique littéraire française des années 1890 aux années 1930 avait de l'Autriche et de sa culture, mais aussi, plus généralement, de son attitude vis-à-vis d'une littérature étrangère. Suite...

S.-Y. Kuroda: etude du "marqueur de topique" wa dans les passages de romans de TolstoÏ, Lawrence et Faulkner (en traduction japonaise, Evidemment)

Je me permets de signaler simplement ici que dans deux articles publiés précédemment[1], j’ai comparé la distinction entre les phrases « topicalisées » et « non topicalisées » par wa en japonais[2], et la distinction entre le jugement thétique et le jugement catégorique dans la théorie du jugement et la théorie grammaticale de Brentano-Marty. Cependant, au lieu de distinguer, comme le font Brentano et Marty, deux types de jugements, je considère que cette distinction constitue un problème sémantique au sens propre du terme (concernant la structure sémantique). On peut rappeler que Brentano définit le jugement catégorique comme un « jugement double », composé de la reconnaissance du sujet et du jugement reliant le prédicat au sujet. Mon intention dans cet article est d’essayer de rendre compte de certains usages de wa en utilisant la notion de « jugement double », prise dans une acception légèrement différente de celle de Brentano et Marty, puisque considérée comme une notion sémantique. La question de savoir comment cette caractérisation sémantique de wa peut permettre d’expliquer ses propriétés pragmatiques ou discursives constitue une question différente. Suite...

Vox poetica publie


Depuis dix ans Vox Poetica suit, à sa modeste façon, l’actualité de la recherche. Elle propose régulièrement à ses lecteurs des entretiens, des articles ou des extraits d’ouvrages majeurs sans jamais mettre sur le devant de la scène la personnalité ou le travail de ceux qui la font vivre.

Aujourd’hui elle a décidé de faire exception à la règle et d’annoncer la sortie en librairies des ouvrages de deux de ses membres.

Alexandre Prstojevic publie un essai sur la littérature testimoniale : Le Témoin et la bibliothèque. Comment la Shoah est devenue un sujet romanesque (Éditions Cécile Defaut). En collaboration avec Luba Jurgenson, il est également l’auteur d’un ouvrage collectif intitulé Des témoins aux héritiers. L’écriture de la Shoah et la culture européenne (Éditions Petra).

La genèse de ces deux livres est étroitement liée aux débats scientifiques qui se sont développés au fil des ans dans le cadre du séminaire Récit, fiction, Histoire dirigé par Jean-Marie Schaeffer, Alexandre Prstojevic et Luba Jurgenson à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.

Le temoin et la bibliotheque

L’aboutissement d’une longue enquête, Le Témoin et la bibliothèque (Éditions Cécile Defaut) restitue les conditions d’apparition et de formation d’une littérature authentiquement romanesque de la Shoah. Il explore la façon dont le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem et la publication du Sang du ciel de Piotr Rawicz en constituent un moment charnière : à partir de 1961 en effet, les auteurs européens touchés par le génocide des Juifs ne cesseront plus d’expérimenter les limites du roman en s’inspirant de l’esthétique de la modernité littéraire héritée de James Joyce, de Virginia Woolf, de Marcel Proust. Leur travail poétique conduira à l’intégration de la Shoah – jusqu’alors évacuée à la marge de la vie littéraire, tant elle était vue comme une question essentiellement historiographique, juridique ou éthique – dans le fonds thématique de la littérature occidentale, y compris celle de fiction. Cette conquête du roman réalisée par Rawicz, Kiš, Perec, Kertész, Sebald offrira ainsi un solide point d’appui à une nouvelle génération d’auteurs (A. Tuszynska, D. Mendelsohn, J. S. Foer, Y. Haenel, J. Littell...) qui, dans les années 2000, montera sur la scène littéraire pour « prendre le relais » souvent polémique des témoins disparus. Lire l'extrait de l'ouvrage

DES TEMOINS AUX HERITIERS

Des témoins aux héritiers. L’écriture de la Shoah et la culture européenne, ouvrage issu d’un colloque organisé en 2009 dans le cadre des activités du CRAL (Centre de recherches sur les arts et le langage - CNRS/EHESS) est une tentative de penser l’écriture de la Shoah dans son historicité, à la fois comme événement objectivement survenu dans le passé, expérience personnelle de celui qui y a pris part, récit que la science en fait et mémoire qui modèle la culture dans laquelle cette transmission s’inscrit.

L’axe principal d’interrogation est celui du rapport entre l’événement survenu, sa mise en récit (historiographique, testimoniale, littéraire) et la culture. À partir des œuvres portant sur l’extermination des Juifs d’Europe perpétrée pendant la Seconde Guerre mondiale, des spécialistes venant d’horizons divers – historiographie, littérature, mais aussi sociologie, esthétique, philosophie, histoire de l’art – tentent de saisir dans un dialogue interdisciplinaire la logique des rapports complexes entre plusieurs formes de connaissances et de transmission de la Shoah. Il s’agit ici de rendre compte non plus des conditions qui ont rendu possible un tel événement, mais de la manière dont il est vécu, puis narrativisé, ainsi que du cadre même de son émergence.

Comment une expérience historique (celle du témoin, du survivant) aboutit-elle à une connaissance partagée par tous ? Quelle en est la « gestion » symbolique pratiquée par nos institutions ? Enfin, comment une expérience historique devient-elle, pour le lecteur aussi une expérience artistique ? Quand et comment s’opère le passage du dire testimonial à un récit clairement formé à partir d’un projet poétique ? Quelles conséquences ce passage a pour la connaissance de la Shoah ? Enfin, peut-on parler d’une poétique des récits de la Shoah ?

Fictions transfuges (Entretien avec Richard Saint-Gelais)

Dans Fictions transfuges (Paris, Ed. du Seuil, novembre 2011, « Poétique ».), vous travaillez sur un objet, « la transfictionnalité et ses enjeux » qui, pour n’avoir « rien de marginal » (p. 532), n’en paraît pas moins original. Pourriez-vous, dans les grandes lignes, évoquer « l’archéologie » de vos travaux sur la notion de transfictionnalité, et plus précisément la genèse même du projet qui a abouti à l’écriture de cet ouvrage ?

« Archéologie » en effet car, à m’interroger sur les débuts de ce projet qui m’aura occupé quelques années, je retrouve, justement, des débuts, superposés comme des strates dont les implications ne sont parfois apparues que longtemps après. Comme bien des bambins (et plusieurs adultes sans doute), j’ai été marqué par ce qui m’apparaît maintenant comme des phénomènes de « traversée » des frontières encadrant la fiction : une visite au salon de l’auto de la ville voisine où l’on exposait la voiture de Batman ; des jeux d’enfant basés sur des objets dans lesquels je vois, rétrospectivement, des artefacts transfictionnels, comme les modèles réduits des vaisseaux des Sentinelles de l’air. Ces matérialisations de ce qui ne se trouvait jusque-là que sur l’écran d’un téléviseur exerçaient une fascination que j’éprouve encore ; conceptualiser la chose, comme je m’y emploie aujourd’hui, a moins visé à dissiper cette fascination, à y substituer un discours théorique, qu’à la prolonger à travers ce dernier. Lire la suite

le comparatisme comme hermeneutique de la dEfamiliarisation (FranÇoise lavocat)

Il n’est peut-être pas de discipline, dans les sciences humaines, où les chercheurs se soient penchés de façon aussi répétée sur leurs méthodes et leur légitimité que la littérature comparée. L’idée d’une crise permanente de la discipline[2] a même pris dans les dix dernières années un tour plus radical, avec l’annonce de sa « mort » (Spivak, 2003), évidemment suivie par celle de sa « renaissance » (Damrosh, 2006)[3]. Les enjeux de cette réflexivité ne sont pas, et n’ont jamais été, purement scientifiques : ils répercutent des conflits idéologiques et déclinent des rapports de forces entre pays, aires culturelles, sphères de pensée, dans une monde récemment devenu, on l’a assez dit, multipolaire.  Lire la suite

 

L’Europe et ses memoires. Resurgences et conflits (Enzo Traverso)

En décembre 2007, à l'issu d’un long débat qui a touché en profondeur la société civile, les Cortes espagnoles ont voté une loi de reconnaissance et de réparation — tout au moins symbolique — pour les victimes des crimes perpétrés sous la dictature franquiste. On pourrait longuement discuter des vertus et des limites de cette loi, mais ce qui frappe le plus, d’un point de vue historiographique, c’est d’abord son appellation d’usage : « loi de mémoire historique » (ley de memoria histórica), car elle réunit deux concepts, mémoire et histoire, que les sciences sociales ont essayé de séparer tout au long du xxe siècle. Depuis Maurice Halbwachs jusqu’à Aleida Assmann, en passant par Pierre Nora et Josef H. Yerushalmi, il est impératif, dans les sciences sociales, de ne pas les confondre. (Lire la suite)

 

Autorité et responsabilité de l’écrivain
(G. Sapiro)

Selon Michel Foucault, la « fonction-auteur » est un principe de classification des discours – l’attribution d’une série de discours à un nom propre d’auteur – qui se caractérise par le fait qu’elle est objet d’appropriation. Historiquement, l’appropriation de l’œuvre comme propriété par son auteur ne fut que secondaire par rapport à cet autre type d’appropriation ou d’imputation de paternité qu’est la responsabilité pénale. Avant d’être un bien, un produit, explique Foucault, le discours a été un acte, susceptible d’être puni. Lire la suite

 

 

L'histoire comme champ de bataille (entretien avec E. Traverso)

Enzo Traverso, vous êtes professeur de sciences politiques à l’Université de Picardie (Amiens) et un éminent spécialiste de la question du totalitarisme au XXe siècle. Parmi vos ouvrages les plus connus, l’on peut citer La Violence nazie (La Fabrique, 2002), À feu et à sang. La guerre civile européenne 1914-1945 (Stock, 2007), Les Juifs et l’Allemagne (La Découverte, 1992), Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade (La Découverte, 1994), Le Passé : modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique (La Fabrique, 2005). Vous venez de publier, aux éditions de La Découverte, L’Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle. Qu’est-ce qui a motivé la rédaction de cet ouvrage ? S’agit-il véritablement d’un livre engagé, comme vous l’écrivez dans votre préface, ou plutôt d’une réflexion méthodologique qui, dans le contexte intellectuel actuel, devient de facto un acte d’engagement ? Vous considérez-vous comme un historien engagé ?

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