Un horizon infini en dix questions

Entretien avec Samuel Thévoz à propos de son livre Un horizon infini. Explorateurs et voyageurs français au Tibet (1846-1912), Paris, PUPS, coll. « Imago mundi », 2010.

 


Propos recueillis par Lorenzo Bonoli

Comme entrée en matière, il est toujours facile de demander à l’auteur de commenter le titre de son propre livre. A quoi renvoie le titre Un horizon infini ? Est-il représentatif de l’ensemble de votre ouvrage ?


Ce titre est en quelque sorte un double clin d’œil. D’abord, l’expression provient des explorateurs eux-mêmes qui sont partis pour le Tibet dans la seconde moitié du xixe siècle et sur lesquels porte mon étude. Ils signalent par là à quel point le Tibet représentait alors pour eux une portion de la Terre échappant au monde connu. De fait, on peut les considérer comme les premiers Occidentaux à mettre les pieds au Tibet et à rapporter leur découverte par leurs récits, à une période où le lectorat prend conscience de ce qu’on appelait déjà le « nivellement du monde » et le « rétrécissement de la planète ». Bien que des missionnaires et des représentants de l’Empire britannique aient déjà tenté – sans trop de succès – d’établir un contact avec le Tibet, ce sont ces voyageurs qui introduiront véritablement le Tibet dans le bagage de connaissances des savants européens mais aussi dans l’imaginaire occidental. 

L’expérience concrète des voyageurs se caractérise, ils ne manquent pas de le souligner, par un parcours ardu : c’est le passage des cols, l’ascension des hautes montagnes, la traversée des plateaux arides et désertiques, la descente dans les vallées profondes et étouffantes. L’un d’eux, Jacques Bacot, note ainsi : « Autant de cols, autant de surprises au-delà ». Il dégage, par cette formule brève, la structure même de la découverte et de l’expérience paysagère. C’est le plan plus théorique sur lequel se fonde ma recherche et à laquelle fait allégeance le titre. En reprenant à Husserl la notion de Horizontstruktur, Michel Collot, dans ses ouvrages sur le paysage dans la poésie moderne – mentionnons ici L’Horizon fabuleux (1988) et La Poésie moderne et la structure d’horizon (1989) – a dégagé en quoi cette « structure d’horizon » est au fondement même de l’expérience subjective du monde et comme le négatif de la notion de paysage. Elle permet de penser conjointement les pôles du « pays réel » et du « pays rêvé » : c’est cette articulation qui a retenu mon attention dans le livre.

Le « pays réel » tout d’abord : il s’agissait en effet de m’interroger sur ce que les explorateurs ont pu observer au fil de leurs expéditions, compte tenu de leur bagage de connaissances. Quels savoirs nouveaux rapportent-ils de leur voyage ? Mon attention s’est portée avant tout sur les explorateurs français, car cette question prend une dimension spécifique dans leurs récits. Cette caractéristique épistémologique me semblait avoir été sous-estimée par la critique anglo-saxonne, attentive ces dernières années aux dimensions impérialistes du regard porté par les explorateurs britanniques sur le Tibet au tournant du xixe siècle. La période d’exploration du Tibet par les Français, toutes visées apologétiques gardées, cela va de soi, doit être envisagée comme une période de missions à caractère scientifique. Aussi s’agissait-il de comprendre les enjeux cartographiques et plus largement géographiques, mais aussi les enjeux anthropologiques et « orientalistes » (la connaissance par les textes des civilisations de l’Asie) auxquels cherchaient à répondre ces explorateurs. La description joue à cet égard un rôle épistémique de premier plan dans les récits des explorateurs.

Le « pays rêvé » ensuite : il s’agissait, en contrepartie, d’interroger la dimension imaginaire que revêtait pour eux le Tibet, dernier « blanc » sur la carte. à ce titre, le Tibet représentait bien à leurs yeux un horizon dont l’infinitude prend historiquement différentes facettes. C’est d’abord, au plan littéral, une énorme béance dans la connaissance cartographique et géographique ; exploré et cartographié très tard, le Tibet restera longtemps, et bien au-delà des voyages d’exploration qui contribueront à combler définitivement les « blancs » de la carte, une terra incognita dans l’imaginaire des Occidentaux.

Mais c’est aussi et surtout sur un plan figuré qu’il faut entendre la formule : l’horizon infini, c’est, pour Jacques Bacot quand il emploie l’expression, ce que les explorateurs n’ont jamais cherché à connaître du Tibet auparavant, à savoir ce que le pays représente pour les habitants eux-mêmes. Or Bacot réalise que pour les Tibétains, le Tibet n’est pas avant tout une surface répondant à une grille géométrique mais un espace dans les plis duquel peuvent toujours surgir des terres jusqu’alors inconnues. La carte semble de peu d’utilité pour comprendre pareille géographie ! En cela, Bacot ne se confine plus aux schèmes projectifs d’un imaginaire européen sur l’ailleurs. C’est à l’imaginaire tibétain du pays que mène son voyage. C’est dire que la réflexion théorique croise ici l’historicité des pratiques et des imaginaires de l’exploration du Tibet.

Au travers de votre réponse, l’on devine que la notion de paysage joue un rôle central dans votre réflexion. Comment définir cette notion ?

La notion de paysage, lisible en creux dans le titre de mon livre, a en effet été le point de départ de mon enquête. Il revêt différentes formes : le paysage peut être vu, contemplé – il serait alors décrit, à la manière d’un tableau – ou il peut être parcouru, inscrit dans le mouvement – il serait alors raconté. Mais il peut encore être évoqué ou imaginé : c’est la polarité du « pays rêvé » que j’évoquais tout à l’heure. Mais afin de rendre compte de sa spécificité au sein de mon corpus, j’ai envisagé le paysage moins comme une catégorie obligée propre à un genre – le récit de voyage –, que comme une catégorie « scientifique » de description propre au savoir géographique tel qu’il se définit en France sous l’impulsion de Paul Vidal de la Blache. En outre, c’est par le paysage que les explorateurs entrent véritablement en contact avec le monde tibétain ; le paysage fait partie intégrante de la culture de ces explorateurs, il en est une sorte d’analyseur. En contrepartie, il opère également comme révélateur des processus de connaissance à l’œuvre dans l’expérience viatique. Aussi le paysage doit-il être pensé dans toutes ses acceptions possibles. La notion recoupe à la fois des dimensions sociologiques et culturelles, mais aussi des dimensions physiques (le référent du paysage : le pays), et surtout des dimensions phénoménologiques propres à la perception d’un sujet. C’est sous cet angle qu’il m’est paru possible de rendre compte de ce qui se joue dans la relation paysagère ; il s’agissait pour moi de penser des sujets dans l’histoire en prise avec un monde nouveau. Le paysage, conçu ainsi, se prête particulièrement bien à l’examen de ces problèmes complexes où se rejoignent les dimensions de l’histoire de la culture et de la rencontre interculturelle ainsi que des questions d’ordre plus proprement cognitif et phénoménologique, sans que l’un ou l’autre de ces domaines soit laissé pour compte.

A ce propos, qu’entendez-vous quand vous dites que « le paysage échappe aux déterminations culturelles et au discours scientifique en tant qu’il est un savoir lié à une “expérience vécue” » ?

L’un des enjeux de mon livre est de montrer que, tout en pensant le paysage au sein d’une histoire culturelle et interculturelle, où l’histoire des savoirs et l’analyse discursive tient une place de choix, il convient d’en valoriser la dimension fondamentale, et en ce sens anhistorique, de relation au monde. Le paysage s’ouvre en cela à des questionnaires plus larges qui ont trait avant tout à l’expérience vécue : c’est la dimension proprement phénoménologique qui demande à être analysée dans la mesure où dans l’expérience paysagère, quelque chose se passe que ne parviennent pas à expliquer les déterminations culturelles sur l’individu. L’expérience du paysage est une expérience subjective dans la mesure où le sujet se trouve là en prise avec le monde, dans la mesure où, pour le dire autrement, s’opère une expérience sensorielle complexe qui débouche sur une prise de conscience du corps propre dans ses rapports avec le monde extérieur. Ce processus fait l’objet d’analyses développées chez les explorateurs que j’ai étudiés et se déploie dans le cours de leur voyage comme la vertu heuristique première de la découverte de l’ailleurs. Mises en suspens dans l’expérience paysagère, les préconceptions sont réinterprétées, réorientées et s’ouvrent sur un renouvellement des connaissances. En particulier, c’est par ce retour réflexif suscité par l’expérience paysagère qu’un voyageur comme Bacot en vient à se demander ce que sont, pour les Tibétains qui voyagent avec lui, le paysage, la nature, le monde environnant. Voilà la question suprême qu’il se pose dès lors : quelle est leur relation au monde ? On sent là combien le paysage conçu comme un modèle de description ou comme un schème culturel ne peut être que réducteur et doit être reversé dans un ordre de préoccupations plus large ; sa dimension phénoménologique actualise en quelque sorte des questionnements anthropologiques nouveaux, selon un processus que les récits des voyageurs permettent de reconstituer très précisément.

Votre réponse aborde ici un autre des enjeux de votre livre qui réside dans une réflexion épistémologique et discursive sur la façon dont les textes de ces auteurs manifestent le processus de construction des connaissances pendant leur exploration. Comment décrire ce processus ? Quel rôle joue la tension entre les schèmes familiers et les éléments nouveaux apportés par l’expérience ?

Je vois un double enjeu dans votre question ; tout d’abord, la question d’un processus de connaissance décelable dans les textes ; ensuite, la question d’une construction des connaissances par les textes. En effet, m’étant intéressé à la description de paysage dans ces récits, il m’a semblé possible de dégager les traits d’une connaissance se faisant par le biais de la confrontation à des altérités que l’on pourrait dire, dans le sillage de Philippe Descola, naturelles et culturelles. La notion d’expérience joue ici un rôle fondamental. Je peux développer ici un aspect que j’ai esquissé en évoquant tout à l’heure la dimension phénoménologique du paysage. En termes de psychologie cognitive, on distingue des schèmes d’assimilation et des schèmes d’accommodation. De la même manière, dans les expériences paysagères que traduisent les récits des explorateurs, on n’observe pas uniquement la reprise topique de modèles de description qui permettraient de voir l’ailleurs selon une grille prédéterminée, pour aller vite, de voir le Tibet comme les Alpes. Ce mode cognitif de l’ordre de l’assimilation est présent, bien entendu, mais précisément les explorateurs attestent d’une difficulté à employer les catégories esthétiques héritées, à décrire le Tibet en termes sublimes, par exemple. Cela les conduit-il à une aporie ? Bien au contraire, il convient ici de replacer les différentes expériences des voyageurs dans la durée et de montrer que cette question de la description du Tibet fait problème. Ce qui m’est apparu comme remarquable dans les descriptions de paysage dans ce contexte de l’exploration – pour le dire autrement, dans une situation de découverte –, c’est qu’on observe très clairement un processus d’élaboration langagière qui répond à des schèmes non plus d’assimilation mais d’accommodation mis en œuvre dans l’expérience paysagère elle-même. Tous expérimentent la perte de repères usuels, adoptent peu ou prou une posture réflexive et éprouvent la nécessité d’un ajustement, de trouver par approximations successives un mode qui convienne pour dire l’altérité tibétaine. Or, de manière quasi ultime dans le cadre historique de la question, c’est en quittant définitivement les modèles européens qu’un voyageur comme Bacot lève le problème. Le premier, il attribue toute leur valeur aux représentations locales de l’espace tibétain auxquelles il accède par une interaction intensive avec ses compagnons de voyage. C’est le bénéfice heuristique qu’il confère lui-même explicitement, et de manière réflexive, à un voyage effectué en solitaire, ou plus précisément dans la seule compagnie de Tibétains. Cela le distingue éminemment de ses prédécesseurs, mais témoigne sans doute aussi d’une disposition cognitive fondamentale et unique dans l’histoire de l’exploration du Tibet, toutes nations confondues. Mais cela, bien entendu, il ne peut le faire sentir à son lecteur qu’en retravaillant les catégories de pensée à partir du matériau dont il dispose : le langage. Réélaboration langagière d’ailleurs qui vaut pour son lecteur dans un second temps seulement ; elle bénéficie en premier lieu au voyageur lui-même. Il déclare en effet que « seulement si on décrit mieux ce qu’on a vu, la jouissance est plus intime de l’avoir vécu ». L’expérience ne se livre ainsi pas au sujet de manière transparente ; elle suscite un effort interprétatif et, littéralement, poétique. C’est une grande leçon pour qui veut comprendre la description de paysage dans la littérature d’exploration.

La reconstitution du cadre historique de l’époque, et notamment de différentes étapes dans l’exploration et la découverte du Tibet joue un rôle important dans l’économie de votre ouvrage. Quels sont précisément les enjeux historiques de votre livre ?


Par-delà les enjeux épistémologiques larges dont nous avons parlé jusqu’ici, mon livre prend fondamentalement appui sur un corpus circonscrit historiquement. On ne connaît pas, je l’ai évoqué tout à l’heure, d’exploration française avant 1846 ; les voyageurs au Tibet se limitent jusque-là à de rares missionnaires portugais et italiens (xviie et xviiie siècles) ou à des représentants « commerciaux », dirions-nous aujourd’hui, de la Compagnie des Indes – George Bogle et Samuel Turner – au tournant du XVIIIe siècle.

Or, précisément, en 1846, ce n’est pas un « explorateur » – au sens restreint du terme que je lui donne dans mon étude – qui part au Tibet, mais un missionnaire lazariste, le père Régis-évariste Huc. Mais son voyage sera comme le moment pionnier de l’histoire de l’exploration du Tibet auquel se référeront les explorateurs à venir, britanniques, russes, américains et français bien entendu – ce avec parfois bien peu de bienveillance pour ce voyageur qui n’était pas un savant. Toujours est-il que ce voyage fait figure d’exploit aux yeux de l’Europe entière et les épisodes du récit de Huc sont relayés dans la presse internationale de l’époque.

Mais ce n’est que dans la dernière décennie du siècle que l’on peut véritablement donner son sens plein à l’exploration du Tibet. L’explorateur Gabriel Bonvalot part en compagnie du prince Henri d’Orléans en 1889 – l’expédition est financée par le duc de Chartres, qui voyait là un moyen d’occuper utilement son fils qui venait d’être rayé des listes de Saint-Cyr suite à la loi d’exil des chefs des Maisons royales en 1886. Puis, de 1891 à 1895, Jules-Léon Dutreuil de Rhins et Fernand Grenard – qui, eux, pour le coup, sont des Républicains convaincus –, mènent la première mission française véritablement scientifique en Haute Asie et financée par le Ministère de l’Instruction publique : le cœur du projet est de traverser des régions inconnues du Tibet. Enfin, au début du xxe siècle, les explorations françaises se multiplient : le docteur Aimé-François Legendre de 1907 à 1911, le commandant Henri d’Ollone de 1906 à 1908, et enfin Jacques Bacot de 1906 à 1907 et de 1909 à 1910. C’est en 1912, à peine plus tardivement donc, que la célèbre aventurière Alexandra David-Néel fait sa première rencontre avec le Tibet depuis la frontière sikkimaise, ce qu’elle relate dans son journal. Mais ce n’est qu’une décennie plus tard, en 1921, qu’elle entreprendra de franchir la frontière et de gagner le cœur du Tibet ; après plusieurs tentatives, elle atteindra Lhassa, la capitale, en 1924. Entretemps, l’empire des Qing s’est effondré (1911), la Convention de Simla (1913) déclare le Tibet interdit aux voyageurs étrangers et la Première Guerre a bouleversé l’Europe et le monde… Mais surtout, en ce qui concerne nos voyageurs, nous sommes là dans une problématique nouvelle, où l’exploration scientifique cède le pas à une « mystique de l’aventure », pour reprendre cette expression à la belle étude de Sylvain Venayre. Cela éclaire en retour à quel point les quelques explorateurs que j’ai évoqués participent de ce qu’on pourrait appeler une culture française de l’exploration du Tibet : dans leurs récits, ils se répondent les uns aux autres, ils s’inscrivent dans une tradition épistémologique précise, mais aussi ils ont en partage un certain nombre de valeurs et de modes de représentation, du paysage tibétain notamment, qui les distinguent d’explorateurs issus d’autres pays. Cela est bien entendu lié à une nationalisation des sciences mais encore à des enjeux coloniaux, voire impérialistes, qui doivent être pensés à un niveau national à la fin du xixe siècle. A ce titre, les Français, et contrairement aux Anglais, aux Chinois et aux Russes, n’ont pas de visée géopolitique sur le Tibet, dont la définition des frontières occupe en particulier les explorateurs britanniques, en vue de faire du Tibet une gigantesque zone-tampon (un « buffer state ») les protégeant des Empires voisins de l’Inde.

Pourtant, au-delà de ces enjeux propres, les voyageurs ne se cantonnent pas, comme l’ont affirmé certains chercheurs, dans pareille tradition nationale ; ils interagissent à un niveau largement international, comme l’a montré Philippe Forêt dans son étude sur l’explorateur suédois Sven Hedin. Surtout, et c’est un aspect important dans ma recherche, leurs récits ne peuvent être lus à l’aune de mêmes problématiques globalement européennes ; en effet, certains critiques ont minimisé les spécificités propres à des cultures d’exploration distinctes en alléguant que toutes, peu ou prou, alimentent l’impérialisme britannique. C’est à mon avis une simplification trompeuse et une distorsion des différentes focales à adopter pour lire ces textes. J’estime au contraire que les différents regards portés alors sur le Tibet doivent être compris au sein de situations géopolitiques variables autant que doit être évaluée la part qui revient à la rencontre individuelle, subjective, avec les paysages et les habitants du Tibet.

Dans les soixante-six années que couvre votre reconstruction – cela est annoncé dans le sous-titre de votre livre –, retrouve-ton toujours le même type d’approche du Tibet ? Les mêmes intérêts ? J’ai le sentiment que votre livre laisse bien plutôt apparaître une évolution dans les enjeux des explorations successives. Pouvez-vous nous décrire les étapes principales d’une telle évolution ?

En effet, la dimension historique se reflète dans la structure même du livre, dont les chapitres se rapportent aux différents questionnaires que j’évoquais précédemment : cartographie, géographie, anthropologie, orientalisme. Ceci dans la mesure où chacun de ces « dossiers » prend une importance relative aux différents moments de ce que j’ai appelé tout à l’heure la culture française de l’exploration du Tibet. Ainsi, sur une durée remarquablement brève, de profonds changements peuvent être observés. Le premier moment est plus proprement relatif à l’ambition cartographique des explorateurs, ce qui traduit clairement un objectif dominant assigné à la géographie en France comme ailleurs en Europe : c’est le moment du « blanc de la carte ». On observe en effet, dans la seconde moitié du xixe siècle, une véritable obsession pour la cartographie et un désir urgent – une sorte de pulsion encyclopédique – de connaître tous les recoins de la planète. Cela se ressent très fortement chez un explorateur comme Bonvalot, dont l’ambition première est de parcourir la plus grande distance possible en territoire inconnu – ce qui se traduit sans équivoque dans le titre qu’il donne à son récit : De Paris au Tonkin. A travers le Tibet inconnu. De fait, il traversera le Tibet à pied selon des itinéraires inédits sur 3000 km, tout en collectant en cours de route toutes les données imaginables : mesures et relevés cartographiques et géographiques, échantillons se rapportant à la faune, à la flore, aux minerais, photographies des populations et des paysages.

Précisément, cet enjeu encyclopédique culmine à la fin du siècle, moment où des géographes comme Paul Vidal de la Blache ou Jean Brunhes, représentants de la nouvelle géographie française au tournant du siècle, se donnent comme cahier des charges d’organiser de manière systématique les « données » recueillies par les voyageurs. Mais cette phase ne se passe pas sans une réévaluation des modèles épistémologiques eux-mêmes et une redéfinition des enjeux de la science, notamment avec la naissance des sciences humaines. Cette réévaluation des schèmes de connaissance se perçoit dans la manière dont les explorateurs décrivent le Tibet. J’ai ainsi qualifié le second moment de la culture française du Tibet de « géosensibilité ».

Cette notion de « géosensibilité » est quelque peu intrigante ; d’où vient ce terme et de quoi est-il le nom ?

C’est en quelque sorte un clin d’œil à des travaux portant sur la « météosensibilté » qui se développe à la fin du xviiie siècle. Ces travaux soulignent en quoi convergent discours scientifiques (observations atmosphériques), pratiques artistiques (la peinture ou la description des « ciels » et les variations de la nébulosité en particulier) et pratiques ordinaires (la notation du temps qu’il fait et des états d’âme du sujet dans les journaux intimes par exemple). Dès lors, au sein de mon corpus, il faut comprendre la « géosensibilité » en opposition au paradigme de la « météosensibilité » dont témoigne encore un voyageur comme Bonvalot. De nos jours, les géographes conçoivent bien entendu les choses autrement, et tendent à homogénéiser les deux modèles ; nous en avons tous conscience de manière plus ou moins diffuse et cela imprègne notre vie au quotidien. En ce sens, on parlerait alors plutôt aujourd’hui d’une « écosensibilité ».
Significativement, dans la dernière décennie du xixe siècle, les voyageurs ne s’intéressent plus à l’observation des phénomènes climatiques et atmosphériques, mais cherchent à comprendre la structure géologique des régions parcourues, à saisir le paysage selon une dimension orogénique. Au même moment, un géologue viennois, Eduard Suess développait, dans les volumes de son Antlitz der Erde (traduit en français «  La Face de la Terre »), ce qui peut être présenté, en raccourci, comme une préfiguration de la théorie de la dérive des continents et de la tectonique des plaques. Vidal de la Blache fera de ce modèle théorique le fondement même de la pensée géographique à la française. On le devine, le regard des explorateurs français sur le paysage tibétain n’est pas neutre mais, sans pour autant être eux-mêmes géologues de profession, ils se révèlent sensibles à des enjeux d’ordre scientifique. C’est ce que j’ai voulu souligner en parlant d’un regard « géosensible » : des explorateurs comme Fernand Grenard et Jacques Bacot participent d’un moment historique précis, d’une culture où savoirs et représentations s’interpénètrent. De fait, leurs descriptions du paysage témoignent d’une évolution des questionnaires de la géographie autant que, de manière plus globale, d’une mutation dans les sensibilités. On ne trouve aucune description de nuages dans le Tibet de Bacot alors que Bonvalot, dans les mêmes contrées et à la même saison, leur consacrait 20 ans plus tôt des pages entières !

Observe-t-on un changement dans l’importance que l’on prête à la Haute Asie durant ce second « moment » de l’exploration du Tibet ? L’accent sur la géologie détourne-t-il les voyageurs d’un intérêt pour les populations locales ?

A vrai dire, on peut penser à un premier examen qu’il y a une contradiction dans la manière dont des explorateurs redevables à la géographie « humaine » de Vidal de la Blache conçoivent le Tibet. Mais il faut comprendre cela dans le cadre spécifique de l’histoire des représentations du Tibet. Le Tibet est perçu comme un territoire largement inhumain, au propre comme au figuré. Aussi est-il abordé, dans la dernière décennie du xixe siècle, comme le lieu par excellence où le paysage se fait symptôme de phénomènes préhistoriques lisibles à sa surface. En observant la forme (l’aspect) des montagnes et la nature géologique, la composition minérale du sol, on peut envisager d’en comprendre le processus de formation et, en dernière analyse, de reconstituer et de faire revivre sous les yeux du lecteur, par la description méthodique du paysage tibétain, la rencontre entre le sous-continent indien et ce que Grenard appelle le « continent primitif ». Cette espèce d’obsession géologique cherche à ramener tout phénomène géographique – y compris la vie animale, végétale et humaine – à des processus naturels. J’appelle ce Grand Récit géologique une « systématique biologique ». Mais si cette obsession s’intègre dans la constitution de savoirs nouveaux – on peut parler ici d’une science se faisant, en constante évolution –, elle en vient à naturaliser complètement les Tibétains. Le principe déterministe selon lequel l’homme est le produit d’un milieu se vérifie ici, quand bien même les paradigmes de la science géographique sont en profonde transformation. Chez Grenard, le « pays et les habitants » (c’est le sous-titre de son récit) entretiennent une relation de cause à effet. Or ce qui semblait jusqu’alors aller de soi en vient à faire problème dans le tournant du siècle : c’est le troisième moment de l’exploration du Tibet, d’ordre, lui, anthropologique. Un voyageur comme Bacot met en doute que l’on puisse établir un rapport univoque entre le Tibétain et la nature tibétaine, autant que l’on puisse parler d’un seul Tibet (en termes de géographie) et d’un seul Tibétain (en termes d’ethnographie). Le « pays et les habitants » doivent alors être envisagés indépendamment l’un de l’autre avant de sauter à des conclusions hâtives. On le voit, les questions que se pose Bacot, si elles établissent un dialogue avec ses prédécesseurs, ouvrent sur un nouveau champ d’interrogations. Les simplifications auxquelles les explorateurs cédaient en parlant d’une nature sauvage et d’un Tibétain primitif s’effacent chez lui devant de nouveaux questionnaires qui font écho à l’émergence des sciences de l’homme au même moment en France et aux interrogations d’un Marcel Mauss ou d’un Lucien Lévy-Bruhl notamment. Mais, il convient de le souligner pour éclairer la méthode que je me suis donnée, une méthode méfiante envers les déterminismes épistémologiques trop univoques, c’est « sur le terrain » que Bacot réalise l’importance de prendre ses distances par rapport à des modèles cognitifs hérités. Tout se passe comme si une transformation s’est opérée dans le cours du voyage, ce qui amène le voyageur à opter pour une prudence méthodologique dont ne faisaient guère preuve un Bonvalot ou un Grenard, ni un Legendre ou un d’Ollone, qui eux parcourent le Tibet au même moment que Bacot. Or de la rencontre avec les Tibétains, mais aussi avec des régions du Tibet qui ne répondent pas aux critères d’un Tibet désertique et hostile, naît avec Bacot une perception renouvelée du Tibet où la diversité devient paradigmatique et où la valorisation de la culture tibétaine en même temps que l’intérêt pour les représentations locales oblitère la vision primitiviste qui prévalait. Dans le cas particulier du Tibet, ce nouveau regard d’ordre fondamentalement anthropologique s’ouvre à une réévaluation des formes spécifiquement tibétaines de la culture bouddhique héritée de l’Inde. En d’autres termes, au dossier « anthropologie » s’ajoute un dossier « orientalisme ».

Est-ce que vous pensez que les récits d’exploration du Tibet ont quelque chose de spécifique qui les rend particulièrement intéressants pour les thématiques que l’on vient d’évoquer  ?

Outre les raisons historiques que j’évoquais et qui situent d’emblée le Tibet dans un moment de crise des savoirs et des représentations occidentales, je crois que la densité des préjugés portés sur les Tibétains au moment où les explorateurs partent à la découverte du Tibet, mais aussi la situation géopolitique et la position géophysique du Tibet de ce qu’on appellera plus tard le « troisième pôle » de la planète, confèrent à cette destination un caractère unique, une dimension emblématique pour penser dans son principe fondamental la rencontre avec l’altérité. L’on peut, je pense, lire à l’aune de cette convergence de traits spécifiques les découvertes des explorateurs dont j’ai donné un aperçu. J’ajouterais que le Tibet, à la fin du xixe siècle, n’est pas une destination comme les autres et que ce caractère d’exception se déposera durablement dans les représentations collectives. Il explique, à mon sens, l’ambivalence avec laquelle aujourd’hui encore l’on envisage la situation politique du Tibet.

Dans votre livre, vous posez la question suivante : « comment concevoir la civilisation où l’explorateur pensait trouver uniquement la barbarie » ? Pouvez-vous commenter cette phrase ? Quelle est l’image de la culture tibétaine et des Tibétains qui apparaît dans ces textes ?

Je n’ai fait que le suggérer jusqu’ici dans notre entretien, les représentations savantes autant que littéraires du Tibet et des Tibétains se fondaient fortement sur un principe que l’on justifiait sur la base des théories sur le milieu et sur les stades de l’humanité. Je peux ici entrer un peu plus en matière sur ce faisceau de représentations dont héritent les explorateurs français. A vrai dire, l’on peut faire remonter la manière dont les explorateurs conçoivent les enjeux de leur voyage à un article paru dans la Revue des Deux Mondes en 1847, article qui inaugure, en France, une réflexion sur la place du Tibet dans les études orientalistes. L’auteur, Théodore Pavie, prend la défense des « études thibétaines » car l’accès aux livres des bibliothèques des monastères tibétains lui apparaît, dans sa discipline, comme un enjeu primordial. En effet, les Tibétains sont les dépositaires uniques d’ouvrages du bouddhisme indien, traduits en tibétain entre le viiie et le xie siècle. Ainsi, c’est, en résumé, pour obtenir ces précieux ouvrages que Pavie en appelle à la multiplication des explorations du Tibet. Appel qui ne sera entendu, on s’en souvient, que plus de quarante ans plus tard. L’intérêt initial pour le Tibet est donc indirect : c’est moins le Tibet en lui-même qui retient l’attention que la culture indienne dont il est le légataire historique. Mais, selon le point de vue de l’orientaliste, cette culture indienne ne peut véritablement se retrouver que dans les livres ; pour Pavie, le bouddhisme tibétain – sous la forme du « lamaïsme » – n’est au mieux qu’un pâle reflet de la doctrine originale. L’ethnologue, lui, doit bien s’intéresser aux Tibétains, mais c’est dans la mesure où ceux-ci sont restés, malgré l’apport civilisateur du bouddhisme, des sauvages primitifs. Il est évident que Pavie ne pense pas du tout qu’il puisse y avoir un « paradoxe » dans son approche du bouddhisme tibétain, car il ne pense pas les faits humains comme des faits culturels au sens où l’on commencera à l’entendre un demi-siècle plus tard. Ce « paradoxe » sera levé par Jacques Bacot, cela on peut s’en rendre compte dans la présentation que je viens de faire de son voyage. Mais le répéter maintenant me permet de souligner que désormais deux représentations concurrentes circulent en Europe sur les Tibétains, et notamment sur la religion tibétaine. Parallèlement à la « révolution » épistémologique qu’opère Bacot en France – toutes proportions gardées, car, pour diverses raisons historiques, on ne prendra véritablement la mesure de ce changement qu’un demi-siècle plus tard, dans les années 60, suite à ses travaux de tibétologie et à l’émergence de nouveaux chercheurs en tibétologie comme Rolf Stein, Marcelle Lalou ou Anne-Marie Blondeau – ; parallèlement à la révolution de Bacot donc, des « autorités » sur la question comme Laurence Austine Waddell, dont l’ouvrage Buddhism in Tibet or Lamaism (1895) sera pour longtemps la « bible » des études tibétaines anglo-saxonnes, perpétuent l’image d’un bouddhisme décadent, dégradé par d’innombrables superstitions et un ramassis d’âneries (ce sont presque littéralement ses mots), et flanqué d’une littérature qui se résumerait à un galimatias incompréhensible ! Où se trouve donc la barbarie ? On mesure ici l’importance de distinguer différentes approches du Tibet au tournant du xixe siècle, d’en proposer une archéologie qui puisse en retour éclairer la fortune de l’image du Tibet dont on a hérité aujourd’hui et qui n’est pas étrangère à la dominance anglo-saxonne dans le processus de globalisation culturelle. Que l’on pense à Lost Horizon (1933), le best-seller de James Hilton, qui sera le premier « paperback » dans l’histoire du livre (1939), et sa version cinématographique de 1937 par Frank Capra, film à grand succès du cinéma hollywoodien (dans sa version alternative…). Les images du Tibet véhiculées – un royaume paisible et spirituel au milieu de l’Asie, une réserve imaginaire pour Occidentaux – se retrouvaient encore récemment, sous un jour catastrophiste, dans un blockbuster comme 2012 ! Si l’approche que proposait Jacques Bacot n’a pas connu la même « success story », elle n’en est pas lettre morte pour autant : parallèlement au rôle joué par Bacot au sein de la tibétologie moderne française, j’y ai fait allusion, que l’on pense au Thibet de Segalen, rédigé à la fin des années 1910 mais publié bien plus tard dans les années 70, ou plus proche de nous, à la résurgence de représentations hétérogènes et problématiques du Tibet dans l’œuvre d’un poète comme André Velter.

 

Entretien publié le 25/03/2012

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