Arthur Schnitzler et la France 1894-1938 : enquête sur une réception

 

Karl Zieger

Cet article est extrait du chapitre III.1.4.: « Reigen contre Weites Land » de Karl Zieger : Arthur Schnitzler et la France 1894-1938 : enquête sur une réception, Villeneuve d'Ascq, PU du Septentrion, 2012 (http://www.septentrion.com). Il est reproduit avec l'aimable accord de l'éditeur.


Das weite Land

Das weite Land est un cas intéressant dans la réception de l’œuvre d’Arthur Schnitzler en France. On pourrait même être tenté d’employer, à ce propos, le terme de « non-réception ». On peut être tenté aussi de considérer le sort réservé à cette « tragi-comédie en cinq actes » comme paradigmatique des relations que son auteur a avec la France – notamment en ce qui concerne le mal qu’il a eu à faire représenter l’une de ses « grandes pièces », voire à faire publier ses œuvres narratives de plus grande envergure que les nouvelles qui déterminaient – déterminent encore – son image de marque. La tragi-comédie construite autour du personnage de l’industriel Friedrich Hofreiter est sans aucun doute l’une de ses œuvres majeures ; sa première représentation, le 14 octobre 1911 dans neuf théâtres allemands et autrichiens en même temps, en dehors du Burgtheater de Vienne sur des scènes de Berlin, Bochum, Breslau, Hambourg, Hannover, Leipzig, Munich et Prague, constitue un moment fort de l’histoire du théâtre de langue allemande. – Et pourtant, la première représentation française de cette pièce n’aura lieu que plus de soixante dix ans plus tard, en 1984 au Théâtre des Amandiers à Nanterre, dans une traduction de Michel Butel et une mise en scène – devenue historique - de Luc Bondy.

Cette longue attente est, à la fois, surprenante et éloquente, car les efforts de Schnitzler pour trouver, en France, un traducteur et un metteur en scène de sa pièce n’ont jamais manqué et les tentatives pour monter la pièce sur une scène française ont été nombreuses. Des initiatives en vue d’une traduction française et d’une représentation de Das weite Land sur une scène parisienne ont été prises l’année même des premières représentations en langue allemande.

Si l’on en croit une lettre de Schnitzler adressée à André Antoine le 20 novembre 1911, plusieurs traducteurs sont prêts à faire une adaptation française de la pièce, notamment Maurice Rémon et Paul Morisse. Peu après la première représentation en Allemagne et en Autriche, Wilhelm Bauer (le 31 octobre) et Maurice Rémon (le 1er novembre) s’adressent presque simultanément à Schnitzler pour lui demander le texte de la pièce et le droit d’une éventuelle traduction. Rémon évoque le nom de (Lucien) Guitry pour le rôle de Hofreiter. Il semble que cette idée ne lui soit pas venue par hasard. Une notice à propos du succès de la pièce de Schnitzler parue dans le Figaro du 31 octobre 1911 (rubrique « Courrier des théâtres : Au jour le jour », p. 6) insiste sur l’importance du rôle de Hofreiter (initialement destiné au grand acteur viennois Josef Kainz décédé avant la première) et indique que Lucien Guitry serait l’acteur français qui pourrait le mieux incarner ce rôle (d’après ce court article, son nom aurait même été évoqué dans les « causeries » au Burgtheater le soir de la première). L’auteur de cette notice non signée est, en fait, Berta Zuckerkandl qui commence à utiliser ses relations parisiennes pour tenter de placer des écrivains autrichiens en France, dont notamment Schnitzler. Mais après la lecture de la pièce, Rémon change apparemment d’avis. Tout en reconnaissant les qualités de Das weite Land (« le dialogue en a un charme et une vivacité incomparables »), il « ne pense pas qu’il y ait lieu de la traduire en français et que nous ayons quelque chance de la faire jouer à Paris » et il souligne que son « collaborateur Bauer est exactement du même avis » (lettre de Rémon à Schnitzler du 20 décembre 1911). Les explications de Rémon sont à retenir. Il trouve que « les personnages sont un peu trop spéciaux, trop exceptionnels pour être compris et d’autre part l’action et l’intérêt se dispersent trop pour le gout [sic] de notre public, de plus en plus exigent » (ibid.).

Paul Morisse, traducteur, entre autres, de Novalis et de Stefan Zweig (dont il a traduit le livre sur Emile Verhaeren ), s’est adressé, lui, dès le début de l’année 1911 à Schnitzler (lettre de Morisse à Schnitzler du 23 février) pour lui demander l’autorisation de traduire sa « nouvelle pièce », en l’occurrence Das weite Land. C’est trop tôt. Schnitzler lui répond dans une lettre datée du 1er mars que, selon un accord avec son éditeur, Fischer, il ne pourra donner l’autorisation pour des traductions qu’après les premières représentations de la pièce dans les pays de langue allemande. Les informations diffusées sur la pièce et le grand succès des premières représentations vont effectivement renforcer l’intérêt de l’étranger pour Das weite Land. En France, André Antoine s’intéresserait, d’après une lettre adressée par Morisse à Schnitzler le 13 novembre 1911 à la tragi-comédie « sur laquelle il a lu des comptes rendus fort louangeurs [sic !] ». Le 20 novembre Schnitzler s’adresse directement à Antoine et évoque, lui aussi, le nom de Guitry pour incarner le rôle principal de la pièce, celui de l’industriel Friedrich Hofreiter. Comme plusieurs traducteurs sont sur les rangs, l’auteur demande son avis au directeur de théâtre. La lettre à Antoine reste cependant sans réponse. Après le retrait de Rémon et Bauer, Schnitzler propose, le 17 janvier 1912, les droits exclusifs de traduction à Morisse qui accepte ses conditions (acceptation par un théâtre avant le 31 janvier 1913). Quant aux théâtres susceptibles d’être intéressés par Das weite Land, l’Odéon, dirigé par André Antoine, est bien évoqué dans la correspondance entre Schnitzler et Morisse. Mais Morisse songe aussi au Vaudeville dirigé par Paul Porel et à Le Bargy. Dans sa lettre du 17 janvier, Schnitzler évoque le fait que cet acteur a vu la pièce à Vienne et que, aussi bien selon des informations parues dans les journaux que selon les sources privées de l’auteur, il se serait montré très intéressé par le rôle de Hofreiter.

Les conditions pour une représentation de Das weite Land en français semblent donc réunies, d’autant plus que le Journal des Débats publie, sous la plume de Henry Bidou, un feuilleton très favorable à la pièce et qu’une autre pièce de Schnitzler, Les Derniers masques, est jouée avec succès au Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe.

Le feuilleton que Henry Bidou consacre le 8 janvier 1912 à Das weite Land est, à plusieurs titres, remarquable et aurait dû inciter des metteurs en scène français à la monter. Le critique – très influent – de ce quotidien profite, comme il le dit lui-même, de la trêve des théâtres parisiens pour jeter, dans sa chronique hebdomadaire « La Semaine dramatique », un regard au-delà des frontières. Parmi les pièces jouées en Allemagne, il retient celle de Schnitzler dont il traduit le titre par « Le Pays lointain ». Il n’est, en réalité, pas étonnant que Bidou, en regardant ce qui se passe sur la scène allemande, soit « tombé » sur la tragi-comédie de Schnitzler. Ce qui nous paraît intéressant, révélateur, c’est le jugement global par lequel le critique français explique le succès de la pièce :

Par le dialogue et par les faits, elle ressemble à nos comédies dramatiques. Par le sens profond elle en diffère. De là son intérêt pour nous. Le talent incisif et net de l’auteur, un pathétique sans déclamation, une force nue, la rendraient tout à fait digne d’être adaptée.

Le vœu de Henry Bidou, qui souhaitait certainement soutenir les initiatives qui ont été prises, notamment par Paul Morisse, pour faire accepter la pièce de Schnitzler par un théâtre parisien n’a pas été exaucé. Tout en soulignant les qualités de la pièce, Bidou en donne, peut-être, lui-même les raisons :

Elle est plus complexe qu’il n’est d’usage chez nous : on n’y distingue pas moins de cinq histoires d’amour. Commencée par un suicide, elle s’achève par un duel meurtrier. Mais cette variété est nécessaire au dessein de l’auteur.

Les théâtres contactés en 1912 pour monter Das weite Land auraient-ils reculé devant une pièce qui pouvait leur paraître trop « complexe », trop compliquée, pas assez linéaire ? A tort nous semble-t-il, car la tragi-comédie de Schnitzler est – malgré quelques intrigues secondaires – bel et bien dominée par « l’histoire » de Friedrich Hofreiter.

Devant le silence de son traducteur depuis fin janvier, Schnitzler s’inquiète, en tout cas, dans une lettre datée du 9 avril 1912, de l’avancement des négociations et suggère de profiter du succès des Derniers masques pour relancer les pourparlers. La réponse de Morisse datée du 14 avril 1912 montre que les choses n’avancent effectivement pas comme les deux parties le souhaiteraient. D’après cette lettre, Le Bargy, tout en disant apprécier les mérites de la pièce, aurait répondu « qu’il ne pouvait pour le moment prendre aucun engagement », et Marthe Brandès, une actrice contactée par une collaboratrice de Paul Morisse (Henriette Charasson), aurait trouvé que le rôle de Guénia n’était pas assez important ». Morisse songe alors à présenter (enfin) la pièce à André Antoine et il souhaite certainement forcer un peu le destin en annonçant, dans un entrefilet publié dans plusieurs journaux, la représentation imminente d’une nouvelle œuvre de Schnitzler (« Bientôt le public parisien fera plus amplement connaissance avec M. Arthur Schnitzler, dont le Théâtre de l’Œuvre vient de représenter un acte intéressant, les Derniers Masques. M. Paul Morisse et Mme Henriette Charasson viennent de traduire le Pays mystérieux (Das weite Land), cinq actes de M. Arthur Schnitzler qui ont obtenu cet hiver un grand succès en Allemagne et en Autriche ».

Il semble bien que les choses en soient restées là : en ce qui concerne l’Odéon, par exemple, ni le registre des séances du « Comité de lecture » (55AJ/97, décembre 1906 à octobre 1918), ni la collection des « Rapports de lecteurs » (55AJ/87 [1911], 55AJ/88 [1912], 55AJ/89 [1913]) ne font état de cette pièce de Schnitzler.

Schnitzler et l’Odéon

Après la Grande Guerre, on parle à nouveau du Théâtre de l’Odéon à propos d’une éventuelle mise en scène de la pièce de Schnitzler. Les premiers contacts avec son directeur, Firmin Gémier, ont été établis, à en croire le Tagebuch, dès février 1925 par l’intermédiaire de Berta Zuckerkandl. Dès mai 1925 il est question de Das weite Land, Henri-René Lenormand doit retravailler la traduction qu’Emma Cabire a déjà realisée ; dans une note du 14 décembre il est question d’un contrat avec Gémier, le titre « Pays d’âme » est évoqué et, le 15 décembre 1925, Schnitzler note que Gémier « souhaite [sa] présence à Paris pour la mise en scène de Das weite Land ». Dans une lettre à Nicolas Nathan datée du 2 janvier 1926 il indique que Gémier, qu’il a vu plusieurs fois à Vienne, aurait la ferme intention de jouer Das weite Land. Neuf mois plus tard, Schnitzler doit cependant constater (et noter dans une lettre à H.-R. Lenormand du 24 septembre) le « manquement à la parole attendu de la part de Gémier », car rien n’a été fait.

En consultant le registre d’inscription des pièces soumises au Comité de lecture (Archives nationales : 55AJ/67), on constate que le manuscrit de la traduction d’Emma Cabire a été finalement déposé à l’Odéon le 2 avril 1928 sous le numéro 3231 avec le titre „Le Pays de l’âme“, drame en 5 actes. Il a (en principe) été examiné lors de la séance du 27 juin 1928 du Comité Spécial d’Examen des ouvrages présentés au Théâtre National de l’Odéon (Registre conservé sous la cote 55AJ/98). Mais il n’y a, dans ce registre, aucune observation concernant le sort de la pièce. Dans le registre des manuscrits reçus on trouve cependant l’observation « lu par M. Abram » et sous la rubrique « reçu de M. le Secrétaitre Général le manuscrit » : « rendu à Mme Cabire ».

Peut-on déduire de ces informations que la traduction déposée par Emma Cabire a été vue (lue ?) par Paul Abram, à l’époque adjoint de Firmin Gémier à l’Odéon, mais qu’il l’a jugée « injouable » ?

En 1931 Paul Abram, qui vient de succéder à Firmin Gémier à la direction de l’Odéon, reprend contact avec Schnitzler – par l’intermédiaire d’un collaborateur, André Mauprey. Schnitzler propose que Suzanne Clauser établisse une nouvelle traduction qui pourrait être revue, pour les besoins de la scène, par Mauprey. Mais un certain nombre d’obstacles sont encore à franchir : Emma Cabire tient toujours à l’autorisation de traduire cette pièce que Schnitzler lui a accordée quelques années auparavant. Après de longues tractations, il lui rachète finalement les droits. Ces problèmes réglés, une mise en scène est envisagée avec la direction de l’Odéon pour la saison 1931/32.

Suzanne Clauser termine sa traduction en mai 1931, Schnitzler semble satisfait et lui demande seulement de changer le titre « Pays inconnu » en « Terre infinie », car l’âme, dit-il, est un domaine vaste, mais pas forcément inconnu. André Mauprey a sans doute revu cette traduction, c’est en tout cas lui qui l'a fait enregistrer à la Société des Auteurs dramatiques. Schnitzler semble toucher au but et annonce la bonne nouvelle à plusieurs de ses correspondants. A Maurice Delamain (éditions Stock) il écrit le 8 juillet 1931 : « Vous avez peut-être lu dans le journal que ma tragi-comédie “Das weite Land” sera montée l’année prochaine à l’Odéon dans une traduction de Suzanne Clauser. Le contrat est déjà signé ». Cependant, depuis la signature du contrat, les nouvelles lui parvenant de l’Odéon se font attendre, comme le prouvent ces propos dans la lettre du 28 septembre à Georgette Boner, dont on ne peut pas dire s’ils sont désabusés ou optimistes : « Nous n’avons pas d’autres nouvelles de l’Odéon ; comme vous le savez, le contrat concernant “Das weite Land” est signé ».

Das weite Land ne sera jamais montée à l’Odéon, comme le confirme une notice du registre « Mauprey » à la SACD : « Le Pays de l’âme, Cie [= comédie, sic], 5 actes, Arthur Schnitzler, Suzanne Clauser : “Cette pièce n’a jamais été représentée mais les auteurs ont touché un dédit (4.000.- F) du « Théâtre de l’Odéon », où elle avait été reçue” ».

Une autre des grandes pièces de Schnitzler, Professor Bernhardi, semble avoir eu un destin semblable à celui qu’a connu Das weite Land. Et si l’on s’explique toujours mal les raisons pour lesquelles la tragi-comédie autour de Friedrich Hofreiter a été écartée de la scène de l’Odéon, le refus de monter Professor Bernhardi peut s’expliquer par son ampleur et, notamment, par des problèmes de distribution : la « comédie » qui se joue autour de Bernhardi, juif, professeur de médecine et directeur d’une clinique, accusé injustement d’outrage à la religion catholique, comporte en effet pas moins de vingt rôles masculins et un seul rôle (secondaire) féminin.

Néanmoins, cette pièce semble avoir intéressé Firmin Gémier. Schnitzler lui-même en a été le premier surpris. C'est ce qui ressort d' une lettre à son fils Heinrich datée du 21 novembre 1927. Après la déception exprimée par Schnitzler à l’égard de Gémier en septembre 1926, son intention de monter l’une de ses pièces est maintenant qualifiée de « sérieuse ». Et l'écrivain poursuit : « Curieusement on semble penser – à Bernhardi qui, cette année, devrait être joué aussi à Londres ». À Gémier il explique qu'

à présent, la pièce a eu du succès, non seulement en Allemagne, mais aussi à l’étranger ; néanmoins je suis de l’avis qu’on devrait envisager une représentation sur un théâtre parisien seulement plus tard. En dehors d’un petit rôle épisodique, elle n’a que de rôles masculins et je pense qu’il est risqué de faire faire, de cette pièce, une traduction provisoire sans garanties.

Schnitzler réaffirme sa position dans une deuxième lettre à Gémier le 9 janvier 1928, mais comme dans le cas de Das weite Land, ce dernier, manifestement, n’a pas donné suite à ces propositions.

On retrouve pourtant des traces de Professor Bernhardi dans les archives de l’Odéon. Comme dans le cas de Das weite Land, l’idée d’une mise en scène de Bernhardi a été reprise par la direction Abram et par André Mauprey. Dans le registre 55AJ/67, elle se trouve parmi les œuvres examinées lors du Comité de lecture du 5 novembre 1932 sous le numéro 3928 et la date d’inscription septembre/octobre 1931 : A. Mauprey [sic], Le Professor [sic] Bernhardi, 5 actes, et dans la rubrique « observations » : « Deuxième lecture ».

Le registre 55AJ/98 (Registre du Comité spécial) indique comme auteur A. Schnitzler et précise, à propos de la pièce : « comédie, 5 actes en prose ». Le titre est écrit, cette fois, entièrement en français : Le professeur Bernhardi. Le résumé des rapports des premiers examinateurs prévoit une « deuxième lecture ». Malheureusement ni les premiers rapports, ni ceux de la deuxième lecture ne figurent dans les archives de l’Odéon conservées aux Archives nationales. Doit-on en déduire que Mauprey, après l’échec de Das weite Land, a proposé Professor Bernhardi… et que cette tentative s’est soldée, elle aussi, par un échec ?

 

10 / 12 / 2012

 

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