L'Histoire comme champ de bataille

Entretien avec Enzo Traverso à propos de son livre L’Histoire comme champ de bataille (La Découverte, 2011)

 

Propos recueillis par Alexandre Prstojevic et Luba Jurgenson

A.P. : Enzo Traverso, vous êtes professeur de sciences politiques à l’Université de Picardie (Amiens) et un éminent spécialiste de la question du totalitarisme au XXe siècle. Parmi vos ouvrages les plus connus, l’on peut citer La Violence nazie (La Fabrique, 2002), À feu et à sang. La guerre civile européenne 1914-1945 (Stock, 2007), Les Juifs et l’Allemagne (La Découverte, 1992), Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade (La Découverte, 1994), Le Passé : modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique (La Fabrique, 2005). Vous venez de publier, aux éditions de La Découverte, L’Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle. Qu’est-ce qui a motivé la rédaction de cet ouvrage ? S’agit-il véritablement d’un livre engagé, comme vous l’écrivez dans votre préface, ou plutôt d’une réflexion méthodologique qui, dans le contexte intellectuel actuel, devient de facto un acte d’engagement ? Vous considérez-vous comme un historien engagé ?

Aujourd’hui, la notion d’historien engagé est devenue problématique. L’ère de l’intellectuel engagé est révolue déjà depuis un moment et ceux qui affichent leurs «?engagements?» sont souvent des caricatures du vrai intellectuel engagé de l’époque où cette notion avait encore un sens.

Cela étant dit, je reconnais que, dans L’Histoire comme champ de bataille aussi bien que dans plusieurs autres livres, je reviens sur ma propre trajectoire intellectuelle. Peut-être parce que j’appartiens à une génération qui concevait l’engagement comme un engagement partisan. Peut-être aussi parce que l’époque de l’historien engagé au sens gramscien du terme, de l’intellectuel comme porte-parole d’un groupe, d’une classe, se chargeant d’élaborer une vision du monde, cette époque est révolue. À ce titre, je ne peux que rappeler l’éclairante analyse de Zygmunt Bauman : il montre comment s’est opéré le passage de l’intellectuel législateur qui, de Zola à Sartre, fixait un horizon éthico-politique à l’espace public et indiquait les valeurs pour lesquelles il fallait s’engager, à l’intellectuel interprète devenu un simple opérateur communicationnel établissant des liens entre les différents segments d’une société fragmentée.

En ce qui concerne plus particulièrement l’historiographie, je pense qu’un historien engagé, c’est aujourd’hui quelqu’un qui est conscient des enjeux politiques sous-jacents à sa propre discipline. Et il sait tenir compte du fait que l’écriture de l’Histoire n’est jamais une opération neutre, que l’Histoire s’écrit au présent et qu’elle est prise dans un réseau de contraintes de toutes sortes y compris politiques.

Si je suis revenu de manière critique sur une part de mes engagements passés, c’est que je ne crois pas à l’idée webérienne de la neutralité axiologique de la science et de la recherche. En écrivant récemment un article sur Weber et les intellectuels, je me suis rendu compte à quel point lui-même transgressait constamment ses propres paradigmes, lorsqu’il s’agissait de la défense des intérêts de l’empire prussien. La « neutralité axiologique de la science » est une illusion positiviste. Chaque ouvrage véhicule une part considérable de subjectivité. Ce que nous écrivons mobilise notre vécu, notre culture, nos « engagements », nos valeurs. Tout cela se retrouve dans un style de pensée, dans une vision ou une interprétation des problèmes. Mieux vaut en être conscient et le reconnaître plutôt que se retrancher derrière une illusion de neutralité scientifique absolue. Cela ne veut pas dire que le rôle d’un historien est d’être un idéologue. Je dis simplement que le choix de nos objets d’enquête, d’analyse, de recherche n’est pas innocent. Je cite dans mon livre Saul Friedländer, lequel parle des empathies qui, directement ou indirectement, s’établissent avec des acteurs des événements ou avec des auteurs lorsqu’il s’agit de l’histoire intellectuelle que nous analysons. Eh bien, ces empathies... on aura beau essayer de les mettre à distance, d’établir un écran, elles resteront toujours intrinsèquement liées à notre statut d’intellectuel. Mieux vaut l’assumer que se voiler la face.

Il y a une autre manière de voir les choses. L’engagement qui se traduit par une histoire d’en bas, une histoire des classes subalternes, de ceux qui étaient toujours restés ignorés par le récit officiel : les femmes, les minorités, etc., cet engagement constitue un formidable acquis qui repose sur la critique de la conception de l’Histoire comme dispositif de contrôle du passé. Même si, à mon avis, cet engagement-là constitue aujourd’hui un combat d’arrière-plan.

Il existe désormais d’autres vecteurs de construction d’un récit du passé contrôlé par l’État. Il ne s’agit plus d’un contrôle strict des archives par exemple, ou d’une politique visant à élaborer une vision normative du passé. Aujourd’hui, cela s’opère par un processus de réification du passé dans lequel l’industrie culturelle et la politique mémorielle jouent un rôle primordial. La tendance à transformer les chercheurs en experts est de plus en plus forte. Et elle se renforce de manière impressionnante. Il suffit de voir comment on a intégré le lexique managérial dans les intitulés mêmes de nos laboratoires de recherche, de nos diplômes et même de nos cours à l’université. Tout cela transforme les historiens en opérateurs de ce processus de réification du passé qui fait de son interprétation un discours du pouvoir. Il y a derrière cela toute une série de contraintes qui sont à la fois politiques et idéologiques. Le discours qui domine dans les médias pénètre finalement les domaines de la recherche.

A.P. : Dans L’Histoire comme champ de bataille, vous revisitez les débats qui ont marqué le champ historiographique des deux dernières décennies, choisissant comme l’un des points de repère la disparition du bloc soviétique. Dans quelle mesure le tournant politique de 1989 a-t-il modifié la manière de penser et d’écrire l’histoire du XXe siècle ?

On me reproche parfois de fétichiser l’année de la chute du Mur. Pourtant je ne l’ai jamais mise au même niveau que les années 1914, 1933 ou 1945. Il est plutôt question d’un tournant symbolique. Même si j’émets, dans mon livre, des réserves concernant les interprétations qu’en propose Eric Hobsbawm, je reconnais que 1989 marque la fin du « court XXe siècle ». C’est la fin de la guerre froide. On entre dans un monde qui n’a plus d’ordre géopolitique pour l’organiser de façon claire. L’univers bipolaire étant derrière nous, des événements qui nous paraissaient très proches, qui relevaient de l’ordre du vécu, sont tout à coup catalogués comme appartenant à un cycle révolu, à un passé définitivement clos. Le XXe siècle quitte le présent pour entrer dans l’Histoire et devenir objet d’étude, il peut être historicisé.

C’est pourquoi je crois que la chute du Mur est un tournant majeur. Cet événement change notre paysage mental et modifie les frontières du Vieux Continent. Ce qu’on appelait l’Europe de l’Est selon les critères géopolitiques habituels est devenu une notion très problématique. Entre-temps, on a redécouvert la Mitteleuropa. Au-delà de ces changements, l’année 1989 sonne surtout le glas du communisme comme utopie et espérance. Il ne faut pas oublier que tout le XXe siècle est traversé par une alternative entre deux modèles de société, le capitalisme et le socialisme. Certes, c’est le siècle d’Auschwitz, mais c’est aussi le siècle du principe espérance d’Ernst Bloch. Autrement dit, 1989 marque le passage d’un monde dominé par une espérance à un monde où il n’y a plus aucune utopie. Empruntant les catégories de Reinhart Koselleck, j’essaie de définir cette tension entre le passé comme champ d’expérience et le futur comme horizon d’attente, tension qui constitue la dialectique de l’Histoire et qui est aujourd’hui brisée, ce qui explique pourquoi, au moment où je vous parle, nous nous trouvons en panne d’Utopie.

L. J. : Voyez-vous une fracture fondamentale entre le cheminement de l’historiographie à l’Est et à l’Ouest?

C’est une question fondamentale à laquelle il est difficile de répondre. Entre ces deux parties de l’Europe qui forment désormais un seul ensemble, le dialogue qui se noue présente nombre de difficultés. Ce ne sont pas celles d’autrefois, lorsqu’il fallait transporter des livres en cachette d’un pays à un autre. Aujourd’hui on peut organiser des colloques et faire circuler les idées. Les obstacles d’ordre matériel sont levés. En dépit de cela, je constate l’existence de deux rythmes ou deux manières de voir les problèmes. Deux modes de réflexion aussi, qui ne sont pas synchronisés. Je crois qu’il existe un très grand décalage dû au fait que, depuis 1989, ce qu’on appelait auparavant, dans tous ces pays, l’historiographie - et qui était en réalité le discours du pouvoir - s’est écroulé. S’en est suivi un énorme travail de réappropriation d’un passé dont ces pays avaient été d’une certaine façon expropriés. C’est un travail de remise en place au sens positif du terme : il faut prendre connaissance de l’Histoire, de la manière dont elle s’est déroulée sur le plan événementiel et factuel. Puis il y a aussi, inévitablement, le contrecoup de la chute du communisme, une renationalisation des mémoires et des discours, ainsi que l’apparition d’une sorte de discours idéologique diamétralement opposé à celui qui a disparu, discours qui a tendance à s’affirmer et qui est tout aussi problématique et discutable. Pour dire vrai, c’est un paysage très différent du nôtre, ici, en Europe occidentale. Sur ce point je n’ai aucun doute : je suis un historien occidental. Non pas au sens des valeurs que je défends, mais plus simplement au sens « topologique » du terme, au sens de l’espace culturel et politique dans lequel s’inscrit mon travail.

Aujourd’hui, ce qui est intéressant, c’est la naissance de ce qu’on appelle «?l’histoire globale?» et la volonté d’écrire une histoire du XIXe et du XXe siècle en s’affranchissant des observatoires nationaux, ce qui n’est pas simple, peut-être même impossible, d’une certaine manière. Si on essaie d’analyser un événement, une époque, un problème, une culture ou un débat intellectuel en essayant de l’observer à partir de perspectives différentes, les critères de périodisation peuvent changer, et l’objet d’étude prendre des dimensions et des formes nouvelles.

C’est après 1989 qu’on a vraiment abandonné la perspective téléologique dans l’écriture de l’Histoire, même s’il existe toujours une frange d’historiographie, l’historiographie libérale, qui repose sur un discours apologétique. Cette dernière nous dit : le XXe siècle est le siècle où le libéralisme a été mis en cause par ses ennemis totalitaires fascistes et communistes, mais il a réussi à les défaire et maintenant l’Histoire a repris son chemin. Cette vision téléologique est celle de François Furet, pour ne donner qu’un exemple. Elle ne me paraît pas fructueuse, car elle est essentiellement apologétique.

A. P. : On a l’impression que, dans L’Histoire comme champ de bataille, vous ne proposez pas seulement à votre lecteur une réflexion sur les questions brûlantes de l’historiographie contemporaine. Au lieu de fournir des réponses tranchées aux grandes questions de l’historiographie contemporaine, vous dévoilez les apories de certaines pratiques et, ce faisant, construisez votre propre méthode...

Dans l’introduction à L’Histoire comme champ de bataille, je définis certaines des règles que j’ai suivies : contextualisation, historicisation, comparatisme et conceptualisation. Au fond, ce sont des principes très simples. La contextualisation désigne l’inscription d’un événement, d’une idée ou d’un débat dans son époque et dans sa culture. Il s’agit d’éclairer un paysage mental, de voir comment les idées sont toujours liées à un contexte donné. Le comparatisme, qui ne se résume pas à une simple juxtaposition des événements, permet d’appréhender la complexité du passé en essayant de l’analyser à partir de perspectives différentes. L’historicisation revient à adopter, dans la tradition de l’école des Annales, une perspective diachronique, ce qui est à l’exact opposé de l’idée qui a longtemps dominé notre pratique selon laquelle le sens de l’Histoire se dégagerait de la reconstitution factuelle rigoureuse des événements.
J’assume une certaine dose d’éclectisme et d’empirisme dans la recherche. Je suis vacciné contre l’emploi de méthodes comme dispositifs normatifs dont la fonction est de nous donner la clé de lecture des événements. Je ne crois plus à l’Histoire comme mouvement dans lequel alterneraient les formations historico-sociales et dont le moteur serait la contradiction entre les forces productives et les rapports de production, etc. Une méthode extrêmement féconde peut parfois se transformer en une scolastique stérile. J’ai très peur de tomber dans ce piège. Par conséquent, je refuse d’adhérer à une école.

Le travail de l’historien doit être aussi rigoureux que possible. Il faut avoir une méthodologie mais également s’interroger sur le statut des concepts que nous utilisons.

Comme la grande majorité des historiens, je peux être très critique vis-à-vis de l’idée du postmodernisme et de l’Histoire comme construction langagière et discours fabriqué qui serait totalement assimilable à la littérature. Mais si on évite ses dérives « pantextualistes », le postmodernisme demeure un défi extrêmement salutaire pour l’historiographie. On peut critiquer Hayden White, mais le postmodernisme n’est pas un ennemi qu’il faut combattre, c’est un défi qu’il faut relever parce que écrire l’Histoire c’est avant tout... écrire : il y a une dimension scripturale, textuelle de notre pratique qu’il est inutile de nier.

A. P. : Je souhaiterais vous questionner en tant que chercheur littéraire qui s’intéresse aux témoignages historiques, notamment aux récits de la Shoah. Nombre de ces textes, qui se situent dans l’entre-deux générique, et provoquent parfois des débats. En tant qu’historien de métier, que pensez-vous des «?marqueurs d’historicité?» que l’on cherche parfois à déceler dans les ouvrages d’histoire et qui garantiraient leur objectivité scientifique ?

La littérature et l’Histoire, sont deux disciplines différentes. Cela étant dit, je suis le premier à reconnaître l’intérêt d’étudier les liens qui existent entre les deux. Je n’ai aucun mal à admettre que certaines œuvres de fiction nous permettent de mieux pénétrer l’esprit d’une époque et de comprendre un contexte historique, mieux, en tout cas, que certains ouvrages qui affichent ouvertement une prétention scientifique. Je reste pourtant un partisan de la distinction entre la littérature et l’Histoire parce qu’un écrivain et un historien ne peuvent pas écrire de la même manière, même si tous deux écrivent. Il y a un procédé de fictionnalisation qui est propre à l’acte d’écrire et qui appartient aux deux registres, mais un historien est tenu par des contraintes qui sont propres à son objet d’étude. L’écriture de l’Histoire ne peut s’affranchir d’un socle factuel qui est effectivement contraignant.

En ce qui concerne la Shoah plus particulièrement, je pense que le moment est venu de la réintégrer dans l’Histoire du XXe siècle. Les sciences sociales continuent d’aborder cet événement en privilégiant sa magnitude, son effet massif. Elles n’ont pas réussi à surmonter le blocage né de la reconnaissance de la césure historique que représente la Shoah.

Il faut rappeler qu’il y a eu une phase durant laquelle cette singularité n’était pas reconnue. La conscience de la Shoah et sa définition en tant qu’objet d’étude ont eu lieu assez tard, ce qui fait que nous avons aujourd’hui une immense littérature qui n’arrive pas à surmonter cette étape, qui bute toujours sur l’unicité, la singularité de cet événement.

Je crois que si l’on reste cloué sur ce type d’approche, la reconnaissance nécessaire et indispensable de la singularité de la Shoah devient un obstacle épistémologique. Il faut aller au-delà, réinscrire cet événement avec son ampleur, sa singularité, sa dimension de césure historique majeure, le réintégrer dans l’Histoire du XXe siècle. Il faut étudier ses liens avec de nombreuses autres dynamiques, tendances, événements. Les acteurs de la Shoah sont aussi les acteurs de tant d’autres événements… Il faut essayer de travailler dans cette perspective. S’il existe une singularité de la Shoah, ce n’est pas une singularité qui la sépare des autres événements, c’est une singularité qui indique tout ce que la Shoah partage avec d’autres événements...

L. J. : Je souhaiterais vous interroger sur la notion de totalitarisme, question à laquelle vous avez consacré beaucoup d’attention. Quel est, à votre avis, sa valeur opératoire pour l’historiographie actuelle ?

D’une manière générale, je considère qu’il faut faire un bon usage du concept de totalitarisme. Ce n’est pas facile, parce qu’il s’agit d’un concept extrêmement ambigu qui se prête à plusieurs malentendus. C’est aussi un concept dont on a fait un usage idéologique et politique très problématique. C’est pourtant un concept qui est nécessaire et pertinent du point de vue de la philosophie politique ou de la théorie politique. D’un point de vue historiographique, en revanche, le totalitarisme est un concept plus déroutant que fructueux.

S’il s’agit de dire, d’un point de vue philosophique, qu’au XXe siècle sont apparues des formes de pouvoir dont l’objectif était d’anéantir le politique au sens arendtien du terme – le politique comme sphère publique, comme interaction entre les êtres humains, comme espace commun -, la notion de totalitarisme garde sa pertinence. Mais si l’on veut faire l’Histoire des totalitarismes, voir comment fonctionnent le fascisme et le communisme en tant que régimes et systèmes de pouvoir, quelle est leur origine, quelles sont leurs idéologies, comment s’achèvent ces systèmes, alors la notion de totalitarisme ne sert pas à grand-chose. Elle devient même un obstacle pour l’interprétation parce que les différences sont telles que les mettre dans une catégorie commune signifie brouiller le paysage au lieu de l’éclairer.

Or je constate qu’à l’époque où la notion de totalitarisme était dominante dans les sciences humaines, la Shoah n’existait pas comme objet d’étude. La transformation de la Shoah en discipline à part entière - les Holocaust Studies - a remis en cause l’usage extrêmement large et indiscriminé qu’on faisait auparavant du totalitarisme. Pour élaborer une interprétation historique de la Shoah, il a fallu surmonter la catégorie du totalitarisme. Encore une fois, elle garde sa pertinence pour la philosophie politique, je ne la récuse pas par principe. Mais quand on parle du totalitarisme, il faut toujours prendre des précautions parce que c’est un thème qui touche des cordes sensibles et que, très souvent, il ne peut être abordé de façon apaisée face à un interlocuteur qui guette une ambiguïté possible.

Je suis d’accord avec Jacques Semlin qui constate que la notion de génocide est née dans un cadre juridique. C’est une notion juridique qui est parfaitement justifiée et pertinente dans ce domaine, sa fonction étant de définir les crimes et les responsabilités. Mais dès qu’on la transpose dans le domaine des sciences sociales pour en faire une catégorie d’interprétation des violences sociales, on procède par là à une catalogation des violences. Cela devient une forme de typologie ambiguë qui se prête à des interprétations fort variées. C’est pourquoi je suis d’accord avec lui lorsqu’il dit qu’il faut laisser cette notion au droit. Mais ce n’est pas la solution du problème. Si nous travaillons sur ce sujet, c’est parce que nous vivons dans une société qui nous pousse à le faire.

A. P. : Dans L’Histoire comme champ de bataille, vous abordez notamment la question du nazisme et de la Shoah. Je souhaiterais vous interroger sur la tendance de certains discours à chercher à mettre sur un plan d’égalité le nazisme allemand et le régime soviétique...

Le problème n’est pas de mettre ces deux totalitarismes sur un plan d’égalité, mais d’essayer de les analyser et de les comprendre, de voir s’ils sont de même nature, s’il s’agit de processus qui présentent des traits communs, de phénomènes qu’on ne peut pas relier et qui, pour être intelligibles, doivent être étudiés à part et en prenant en compte les différences qualitatives qui les séparent. Voilà la question. Elle n’a rien à voir avec un jugement éthico-politique sur l’événement lui-même, qui implique évidemment une condamnation sans réserves tant du nazisme que du stalinisme. Il ne s’agit pas d’établir des hiérarchies, mais de reconnaître que, en dépit de leur lien symbiotique, fascisme et communisme ne partagent ni la même nature ni les mêmes objectifs.

En ce qui concerne la Shoah, il importe de savoir si la volonté d’extermination était décisive ou si c’est plutôt le contexte qui a poussé toute une série d’acteurs à adopter empiriquement des solutions radicales qu’ils n’avaient pas planifiées au préalable. Ce débat est ouvert parmi les historiens. Et c’est un débat qu’il faudrait essayer de mener d’une manière aussi sereine que possible. Peut-on dire que Staline avait l’intention d’exterminer les paysans ukrainiens ou les millions de morts de la collectivisation sont-ils la conséquence d’une politique qui a échappé à tout contrôle ? Y avait-il dans cette politique de collectivisation la volonté spécifique d’éradiquer le nationalisme ukrainien, est-ce ainsi que cette politique, qui a eu les conséquences catastrophiques qu’on connaît, a pris une dimension particulière...

Ce sont des questions dont on peut discuter. De nouvelles recherches apporteraient peut-être des éléments de réponse. Il faut essayer de soustraire ce débat aux contraintes des enjeux et des tendances mémoriels. En même temps, les historiens en sont conscients, eux-mêmes vivent avec cette mémoire. Il existe donc un télescopage permanent entre des enjeux de mémoire et de politique et des enjeux de recherche. Cette interaction, pour ainsi dire structurale, est quelque chose qu’on ne peut nier.

A. P. : Quelle peut être la place de l’historien dans un monde «?post-1989?»?

Il ne faut pas se faire trop d’illusions sur la portée et l’impact de notre travail. J’évoque Régis Debray qui parle du passage de la graphosphère à la vidéosphère, ce qui pose une série de problèmes concernant la manière de travailler et d’écrire. Pour autant, notre travail n’est pas devenu inutile, loin de là. Je reste très benjaminien dans ma posture de chercheur et d’historien. Benjamin, ce n’est pas Marx, Foucault ou Bourdieu. Il n’a pas forgé un système, une grille conceptuelle. Dans son œuvre, il est plutôt question d’une sensibilité, d’une pensée de l’Histoire du point de vue des vaincus, d’une Histoire comme continent qui n’est pas mort, clôturé ou achevé et dont il ne resterait plus qu’à dresser l’inventaire, il est question du passé comme de ce qui peut constituer une tension fructueuse avec le présent.

Il y a quelque chose qui n’est pas mort avec le passé. Le passé peut encore nous secouer aujourd'hui. Évidemment, il serait ridicule qu’un historien se présente aujourd'hui dans la posture de Chateaubriand ! Mais écrire une Histoire pour ceux qui ont été oubliés par elle est très important. L'écriture de l'Histoire doit entrer en résonance avec des tentatives à l’œuvre dans la société et qui ont pour dessein d'inventer, de transformer, de changer, de penser un autre monde possible.

 

01/11/2011

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