Fait et Fiction

Entretien entre Thomas Pavel et Françoise Lavocat
à l’occasion de la sortie du livre Fait et Fiction. Pour une frontière, (Seuil, 2016).

 

 

Thomas Pavel : Pourquoi avez-vous choisi la réflexion sur les mondes possibles et sur la différence entre fait et fiction comme points de départ pour votre étude de la fiction ?    

Françoise Lavocat : Pour répondre à cette question, il faut remonter un peu loin, à l’époque où j’étais en train de publier ma thèse de doctorat, qui portait sur le roman pastoral. L’étude de l’Arcadie, qui est bien, par excellence, un monde inventé, m’avait déjà conduite à envisager la fiction comme un monde, un pays. Un soir dont je m’en souviens très bien, en février 1996, je me suis mise à lire Univers de la fiction, qu’un philosophe analytique m’avait conseillé.  Je lis, dès la première page – qui évoque Mr Pickwick– qu’on a le droit d’aimer les personnages. Avec cette autorisation, dix ans de structuralisme s’effondrent tout d’un coup. En khâgne, j’avais appris que les personnages étaient de papier et qu’il était vraiment naïf de les envisager d’une autre façon. Je lis dans le livre de Thomas Pavel qu’on a le droit d’être naïf. Cependant, passée la première page, le livre m’a aussi paru difficile. Y étaient discutées les thèses de Kripke, de Donnellan, de Putnam dont je n’avais jamais entendu parler. La notion de mondes possibles était relativisée, alors que je ne savais pas de quoi il s’agissait. J’ai pris conscience de la mise à l’écart, dans l’enseignement et le cursus universitaire français, de (pour le dire vite) la tradition philosophique anglo-saxonne. Un programme de lecture conséquent s’ouvrait à moi, et qui devait m’occuper… pendant vingt ans. Au fil des années, plusieurs ouvrages collectifs ont balisé le cheminement ma réflexion (notamment en 2004, Usages et théories de la fiction, en 2007, la Fabrique du personnage, en 2010,  La théorie littéraire des mondes possibles). Univers de la Fiction est donc bien à l’origine du travail, personnel et collectif, qui a abouti à Fait et Fiction. Cela ne veut absolument pas dire qu’il ne s’est rien passé d’autre entre 1986 et 2016 : le livre de Jean-Marie Schaeffer, en 1999, Pourquoi la fiction, a été décisif, et bien d’autres ouvrages importants ont été publiés entre temps, en France et à l’étranger ; je pense en particulier à l’ouvrage d’Olivier Caïra, Définir la fiction, en 2011. Quant à l’angle d’approche particulier qu’est la réflexion sur la frontière entre fait et fiction, il est venu de l’agacement profond que j’ai ressenti à la lecture de tant d’articles qui annonçaient comme une évidence, et sans autre forme de procès,  que la frontière entre fait et fiction était « brouillée », « abolie ». C’est un véritable topos critique. C’est pourquoi j’ai consacré la première partie à une sorte d’autopsie et de généalogie de ce consensus, en passant et revue et en discutant les courants de pensée principaux qui ont contribué à l’édifier. J’ai aussi voulu montrer que c’est justement parce que les mondes de fiction existent qu’ils ont des frontières, et c’est parce qu’on les aime, et qu’on aime leurs personnages, qu’on aime jouer avec ces frontières.

Thomas Pavel : Vous me rappelez les années 1970, lorsque les quelques personnes qui avaient commencé à réfléchir à ces questions se sentaient un peu comme trois ou quatre amis en excursion dans les Montagnes Rocheuses et qui passent les nuits dans des tentes facilement pliables.  Quarante ans plus tard, les études sur la fiction semblent avoir atteint la dimension d’une vaste métropole avec ses énormes gratte-ciels. Le paysage a beaucoup changé !
À l’époque, on nous apprenait que ce qui comptait dans Madame Bovary, c’était l’emploi du discours indirect libre. Ce n’était certes pas faux. Or moi je lisais Madame Bovary pour suivre la vie les personnages, pour apprendre, par exemple, ce que deviendra cette femme imprudente qui, entre autres, achète des robes trop coûteuses pour son budget.  On nous expliquait qu’il était bête de lire des romans simplement pour comprendre l’intrigue.  En regardant autour de moi, je me rendais cependant compte que je n’étais pas le seul à être aussi bête. De surcroît, à la même époque, dans le département d’histoire de l’Université où je travaillais, des historiens affirmaient qu’il n’y avait pas de différence entre fait et fiction. Proposition spectaculaire. N’y avait-il tout de même pas une différence entre, si j’ose dire, le poids ontologique de l’Arcadie dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé et celui des guerres de religion du XVIe siècle décrits par un historien contemporain ?  Et comme on ne connait pas de culture ni d’époque sans fiction, la question se posait de savoir ce qu’est la fiction pourquoi nous en avons besoin.
 

Françoise Lavocat : En ce qui concerne l’Occident, et dans une grande partie du monde, l’ontologie partagée est désormais unifiée ou à peu près unifiée, moniste : il y a plus ou moins un accord sur le fait qu’il n’y a qu’une seule façon d’exister, c’est-à-dire que la place du surnaturel, dans le monde réel, est inexistante (s’il y a un monde surnaturel, il est séparé du monde actuel). Nous ne vivons pas, en général, au milieu d’anges et de fantômes. Selon moi, le propre de la fiction est de relever d’une ontologie pluraliste. Les mondes de fiction ont la possibilité d’accueillir des personnages qui sont des fantômes, des animaux parlants, des cyborgs, des allégories, des personnages historiques et des personnages imaginaires. L’amour pour la fiction est peut-être lié à la nostalgie d’une ontologie pluraliste, qui est elle-même une réponse au sentiment de nos limites, à la conscience de notre finitude. Le monde réel peut être divers, mais il n’a pas de variantes, les mondes possibles du monde réel ne sont jamais réalisés. Le propre de la fiction, au contraire, c’est d’avoir des variantes, des mondes possibles actualisés, que sont les brouillons, les adaptations, les réécritures. La fiction, dans ma perspective est envisagée comme un réseau de variantes, un univers, un monde entouré de ses mondes possibles.

Thomas Pavel : Le monde réel n’a peut-être pas plusieurs variantes. Mais l’ontologie que vous appelez moniste correspond à l’image scientifique du monde. Or il y a une différence considérable entre l’image scientifique et l’image manifeste du monde, pour mentionner la distinction si juste proposée à la même époque par Wilfrid Sellars, l’image manifeste étant la manière dont on voit et on sent le monde.

Françoise Lavocat : Bien sur, l’expérience et le savoir ne sont pas identiques entre les individus et il y a une variété, à cet égard, dans le monde. Mais il ne s’agit pas là d’une pluralité ontologique. Je pense à cet égard que même pour les individus et les cultures qui admettent l’ontologie la plus ouverte, la pluralité de la fiction est toujours supérieure à celle du monde.

Thomas Pavel : Oui, certes, nous souhaitons souvent que le monde ne soit pas simplement tel qu’il est et nous avons même parfois le sentiment étrange que ce que nous vivons ici et maintenant n’est pas nécessairement le dernier mot de l’histoire.  Peut-on croire véritablement que le cours des événements obéit à une instance providentielle ?  Que ce qui se passe ne saurait pas ne pas avoir lieu ? L’histoire contrefactuelle répond à ces doutes.  En littérature, on peut se demander s’il y a une différence entre la tragédie Œdipe Roi que je relis aujourd’hui et celle que regardait le public d’origine, qui croyait en ses dieux ?

Françoise Lavocat : Je pense que les fictions sont des lieux idéaux pour des dieux à la retraite. Les fictions servent à recycler les entités auxquelles on ne croit plus, mais encore davantage celles à propos desquelles on a des doutes (sur le fait qu’elles ont existé, qu’elles pourraient ou pourront exister). La fiction au 17e siècle a recruté les saints dont l’église avait décrété qu’ils étaient légendaires. Les gens, souvent bouleversés par ce changement imposé de leurs croyances, ont été heureux de retrouver leurs saints perdus dans des fictions (sainte Agnès par exemple). On ne croyait plus aux satyres, aux centaures, on commençait en ne plus croire non plus dans les sorcières. Les uns et les autres se sont retrouvés en grand nombre sur les scènes de théâtre, où ils ont prolongé leur existence imaginaire pendant deux siècles, avant de disparaître complètement (ou presque). Aujourd’hui on ne sait pas très bien que penser des intelligences artificielles et nous avons du mal à évaluer le degré de possibilité de l’existence de cyborgs. C’est surement la raison pour laquelle on en expérimente toutes les versions possibles dans les fictions. Je pense les fictions sont peuplées d’êtres dont le statut ontologique est en question. 

Thomas Pavel : C’est bien le cas de ces dieux qui ont changé de statut.

Françoise Lavocat : Dans Univers de la fiction, il est question de populations d’êtres qui sont passés de la mythologie à la fiction. Ce passage a été pour moi une illumination, et il a inspiré beaucoup de mes recherches. J’ai envisagé l’histoire de la fiction sous la forme de migrations d’êtres fictionnels passant dans d’un monde à l’autre, réel, sacré, fictionnel… Cette idée est déjà très présente dans mon livre sur  Pan et les satyres (La Syrinx au bûcher, 2005). J’ai voulu expliquer et décrire le passage de Pan d’un univers à l’autre, celui de la mythologie, de la démonologie, des récits de voyages, de la fiction.

Thomas Pavel : La frontière, pour reprendre un mot de Mircea Eliade, ressemble à celle qui sépare le sacré du profane. Dans toutes les cultures, le domaine du sacré est perçu comme dangereux.  Il ne faut surtout pas s’en approcher sans prendre des précautions infinies. La fiction a peut-être eu la tâche de domestiquer le sacré. Une frontière terrifiante, celle qui sépare le sacré du profane, est remplacée par une autre, plus tolérable, celle entre fait et fiction. 
Cette frontière n’a jamais été et ne sera jamais aussi nette que celle qui sépare le sacré du profane.  Car il y a deux manières de créer des fictions littéraires : l’une consiste à ajouter au monde des personnages qui n’existent pas, Emma Bovary par exemple. L’autre consiste à intensifier, à exagérer les traits d’un personnage réel, comme le fait, par exemple, Walter Scott dans ses romans historiques. Cela peut arriver par ailleurs chez les historiens proprement dits. Est-ce qu’il s’agit alors de fiction ?

Françoise Lavocat : Cela dépend de l’intention. S’il s’agit, dans un ouvrage historique, de faire croire qu’un personnage a été un  authentique héros, c’est de la propagande mensongère, plutôt que de fiction. Mais il est vrai que d’authentiques fictions peuvent contribuer à dorer ou noircir le blason d’un personnage historique. Je pense à Jan Karski, de Yannick Haenel (qui sous couvert de fiction avançait la thèse d’une complicité de Roosevelt et de Churchill dans l’extermination des Juifs), et a pour cela déclenché une petite polémique.  Comme je soutiens que les personnages historiques, dans les fictions, continuent à référer aux personnes réelles dont ils portent les noms (sinon il n’y aurait ni procès, ni polémiques, ni accusations de blasphème) je reconnais qu’il y a des fictions qui contribuent à la connaissance historique, ou qui procèdent à des révision historiques. Cela peut-être anodin, en raison de l’écoulement du temps : que nous importe que Georges et Madeleine de Scudéry aient donné du grand Cyrus une image invraisemblablement idéalisée ? Cela peut avoir, de propos délibéré, une grande portée politique : Eugène Sue, avec Les Mystères du peuple, entreprend une réécriture de l’histoire de France explicitement au service de son combat anticlérical et antimonarchique. Distinguer l’histoire et la fiction ne signifie pas, pour moi, nier qu’il y ait beaucoup de modalités d’hybridation entre l’une et l’autre.

Thomas Pavel. Cela fait comprendre en tout cas comment on peut être choqué lorsqu’on lit des œuvres de fiction qui ne correspondent absolument pas à la réalité dont les documents témoignent.

Françoise Lavocat : Olivier Caïra a défini la fiction par le fait de s’exempter de la contrainte du recoupement documentaire. Je  reprends cette définition à mon compte, même si je n’adopte pas, ou pas seulement, une perspective pragmatique. C’est pourquoi je suis réticente à l’égard des formes de fictionnalisation du savoir. Le développement du docufiction ne m’enchante pas, car il revient justement à produire de la connaissance en s’exemptant de la contrainte du recoupement documentaire ; il arrive que cela serve à avancer des thèses historiques contestables, ou qui, du moins, ne sont pas proposées à la discussion, ne sont pas censées susciter le doute ni le désir de vérification. Mais la vérification peut aussi être une stratégie requise par la fiction qui intègre des éléments factuels, ce qui est facilité par le recours à internet. Je pense à Adaptation de Spike Jones, par exemple, qui joue brillamment avec la frontière entre fait et fiction. Seule la recherche d’informations factuelles (que l’on peut aisément obtenir par internet) permet de comprendre le dispositif et d’apprécier sa sophistication. La vérification, ici, est nécessaire à la jouissance de la fiction. C’est un trait de l’esthétique contemporaine de jouer, ou de jouer de cette façon, avec la frontière entre fait et fiction. Je pense en effet que toutes les époques ont élaboré des modalités d’hybridations.

 

Entretien publié le 30/09/2016

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